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Eric Denécé, directeur du Centre Français de Recherche sur le Renseignement, a L’Express: Comment le Maroc et le Mossad ont tué l’opposant Ben Barka

Eric Denécé, directeur du Centre Français de Recherche sur le Renseignement, CF2R, évoque dans cet entretien, les détails de l’assassinat de l’opposant marocain Ben Barka par le Maroc avec la coopération du Mossad.

L’ Express  Vous venez de publier une note dans laquelle vous affirmez que la France, contrairement à ce qui a été écrit, n’est pas impliquée dans l’assassinat de l’opposant marocain Ben Barka, en 1965. Quels sont les éléments nouveaux que vous apportez pour l’opinion publique.

Eric Denécé  Je ne dis pas que la France n’est pas impliquée dans cet assassinat, j’explique que le SDECE (Service de documentation extérieure et de contre-espionnage), le service spécial français de l’époque, n’est pour rien dans cet événement contrairement à ce qui a été longtemps avancé. En effet, il n’y a plus guère de mystères dans l’affaire Ben Barka depuis les révélations faites, à partir des années 1990, par plusieurs sources israéliennes. Il s’agit d’une opération marocaine, réalisée avec une assistance majeure du Mossad, de « barbouzes » se revendiquant du SDECE – auquel ils n’appartenaient pas – et de policiers français naïfs et manipulés. Si une zone d’ombre demeure, elle concerne le rôle que joua la Sûreté nationale dans cette affaire, car elle semble avoir été courant de la préparation de l’opération, mais n’a rien fait pour l’empêcher. Aucun membre du SDECE ne fut impliqué dans cette opération. Seuls un de ses anciens indicateurs, ne travaillant plus pour lui, participa à l’opération. Les notes internes présentées par le SDECE lors du procès de septembre 1966 montrent bien que ce service ignorait tout du projet d’enlèvement de Ben Barka. Pourtant, aucun dirigeant du service ne s’est attaché à réfuter ces allégations ni à défendre le SDECE. Les raisons en sont éminemment politiques : le service français fut la principale victime collatérale de cette affaire, en raison de la volonté de fidèles du général De Gaulle de remettre au pas cet organisme qu’ils ne jugeaient pas assez inféodé à sa politique, notamment depuis les fractures qu’avait engendrées la fin de la guerre d’Algérie. Paradoxalement ; la participation du Mossad, le service de renseignement israélien à cette opération a été très tôt soupçonnée, mais personne ne semble avoir voulu en tenir compte ou l’évoquer…. C’est pourtant une réalité incontestable, comme le confirment de nombreux témoignages. Les premiers à en parler ont été Ian Black et Benny Morris dans leur ouvrage Israel’s Secret Wars : A History of Israel’s Intelligence Services, paru en 1991, soit il y a trente ans !. Depuis de nombreux autres ouvrages parus en Israël ou aux Etats-Unis sont venus confirmer ces faits.

Pourtant, le crime a eu lieu en territoire francais En effet, à cause de cela, la responsabilité de la France s’est trouvée engagée. Le crime s’est déroulé sur son territoire et ce sont des voyous français – payés et manipulés par le renseignement marocain -, avec la complicité, consciente ou inconsciente de policiers, qui ont procédé au kidnapping. Mais Paris n’avait aucun intérêt dans l’élimination de Ben Barka. En effet, Il intéressait surtout le SDECE en raison des liens étroits qu’il entretenait avec les révolutionnaires du tiers-monde, car il se rendait régulièrement à Cuba, en Egypte et en Algérie. Il était donc plus utile de le surveiller que de l’éliminer. Il y a pourtant eu le procès d’un ancien indicateur du SDECE qui a participé a l’opération. Est-ce qu’il a participé en l’absence de l’accord des officiers de la SDECE? 

En effet, le 29 octobre 1965 dans la voiture qui emporte Ben Barka vers son destin tragique, est présent Antoine Lopez, chef d’escale d’Air France à l’aéroport d’Orly et ex-honorable correspondant du SDECE. Mais début 1965, celui-ci a cessé toute activité au profit du Service pour être « récupéré » par la Préfecture de Police de Paris. Il devient l’informateur des policiers pour surveiller le trafic de drogue dans l’aéroport et ne travaille plus pour le SDECE. Lopez est un personnage trouble. Il lié au milieu des truands et c’est un proche du maréchal Oufkir, le ministre de l’Intérieur d’Hassan II. C’est lui qui a convaincu les deux policiers avec lesquels il est en contact professionnel de procéder à l’interpellation de Ben Barka, leur faisant croire que l’opération est couverte par Le SDECE. Lors de son interrogatoire, Lopez a reconnaîtra avoir organisé l’enlèvement à la demande de Larbi Chtouki, un émissaire des services marocains. Il pensait dit-il, « organiser un entretien privé et pacifique entre Oufkir et Ben Barka ».  

Parlez-nous du véritable déroulement de cette affaire.

Le 29 octobre 1965, Ben Barka arrive à Paris en provenance de Genève, avec un passeport diplomatique algérien. Il dépose ses valises chez un ami et se rend au restaurant où il doit rencontrer trois documentaristes français et évoquer un projet de film dans lequel il doit être interviewé. Mais deux policiers français en civil l’abordent à la porte du restaurant et lui demande de les suivre. Ils le font alors monter dans un véhicule. On ne reverra jamais Ben Barka et son corps ne sera jamais retrouvé. Selon certains, l’opposant marocain a été conduit dans une villa appartenant à une figure de la pègre française. Il y aurait été interrogé, torturé et tué en présence d’Oufkir – le ministre de l’Intérieur marocain – avant d’être enterré dans le jardin. Son cadavre sera déterré quelques semaines plus tard pour être enterré sur les bords de Seine. Selon d’autres, Ben Barka est emmené dans une maison du Mossad, où les Marocains l’interrogent brutalement. Il décède rapidement après avoir été immergé à plusieurs reprises dans un bain d’eau sale. Si le Mossad n’est pas impliqué dans la mort de Ben Barka et si ses agents ne sont pas présents lors de l’exécution, ils se chargent toutefois de faire disparaitre sa dépouille. Ils l’emportent dans la forêt de Saint-Germain pour l’enterrer et l’asperge d’une poudre chimique spéciale conçue pour dissoudre le cadavre, de sorte qu’il ne reste plus grand-chose du corps Ben Barka au bout de quelques jours.

Comment le Mossad israélien a t il participé a cette opération

L’opposant marocain, qui voyage beaucoup à travers le monde, a pour habitude de se servir d’un kiosque à journaux à Genève comme d’une boîte postale, où il vient régulièrement récupérer son courrier. Ce sont les hommes du Mossad qui localisent ce lieu et transmettent le renseignement aux services secrets marocains. Une fois informé, Oufkir place ses hommes devant ce kiosque jour et nuit. Deux semaines plus tard, ils aperçoivent Ben Barka. Les agents marocains n’ont alors qu’à le suivre. Puis, le Mossad échafaude le plan selon lequel Ben Barka va être invité à Paris par un homme se faisant passer pour un documentariste fasciné par l’histoire de la vie de l’exilé marocain et intéressé par la réalisation d’un film sur la décolonisation, ce qui fonctionne parfaitement. Le Mossad fournit également aux Marocains un appartement à Paris pouvant servir de planque, plusieurs faux passeports étrangers, un nécessaire de déguisement du poison, des revolvers et des pelles. Mais pour l’essentiel, ces équipements ne seront pas utilisés En réalité, il semble bien qu’Oufkir et Dlimi – son adjoint – ont organisé eux-même l’enlèvement avec leurs sbires français. Mais parallèlement, ils avaient prévu un plan B avec les Israéliens au cas où leur proejt initial aurait mal tourné. En sollicitant le Mossad, les Marocains avaient davantage besoin de la couverture, de l’alibi qu’il pouvait éventuellement leur fournir, que de son assistance logistique à proprement parler. Ils entendaient non pas tant l’utiliser matériellement que l’impliquer, pour détourner les soupçons.

le Maroc a-t-il sollicité la participation du Mossad pour l’assassinat de l’opposant marocain?

Début 1965, le général Oufkir se rend secrètement en Israël pour y rencontrer son homologue Meir Amit. Il lui demande alors l’aide du Mossad pour trouver et éliminer Ben Barka. Mais, Dans un premier temps, les Israéliens refusent. Toutefois, Amit, préoccupé par la sécurité des Juifs dans le monde entier – y compris au Maroc – craint que ce refus d’aider Rabat ne porte préjudice à la communauté juive de ce pays. Puis, le 30 septembre 1965, soit le lendemain même du sommet, de La ligue arabe de Casablanca, que le Mossad a mis sur écoute avec l’aide des Marocains, Ahmed Dlimi contacte Meir Amit et lui fait comprendre que le Maroc attend un renvoi d’ascenseur rapide du service qu’il vient de rendre à l’Etat hébreu. Rabat exige son aide pour trouver et éliminer Ben Barka, que ses services ne parviennent pas à localiser. Mais le Premier ministre isréalien, Levi Eskhol répond qu’il n’est pas question d’impliquer Israël dans une telle opération. Amit partage son point de vue, mais ne voit pas comment repousser les demandes des Marocains sans mettre en cause l’alliance avec eux. Finalement, Eshkol donne son accord pour une assistance logistique, en particulier la filature de Ben Barka à Genève. Courant octobre, Amit et Oufkir parviennent à un accord selon lequel les agents du Mossad ne participeront pas au meurtre de Ben-Barka mais l’attirereront en France pour une réunion avec les réalisateurs d’un film. Le Mossad s’engage donc dans cette opération parce qu’il est redevable envers Rabat, car il n’a pas d’hostilité particulière envers l’opposant marocain qui entretient par ailleurs des relations avec des officiels israéliens.

A l’époque, le Maroc était sollicité par Israel pour permettre aux juifs marocains de rejoindre l’Etat juif. Est ce que c’était le deal conclu entre le Maroc et Israel ?

Dès la création de l’Etat hébreu, les Israéliens s’intéressent beaucoup au Maroc, terre d’émigration d’où près de 250 000 juifs rejoindront Israël par vagues successives entre 1948 et 1975. Bien que le Maroc soit un pays arabe, en contact étroit avec les principaux ennemis d’Israël, il est modéré et n’a aucun différend territorial avec Israël. En outre, il est plutôt pro-occidental. A partir des années 1950, le Mossad, développe des relations privilégiées avec le royaume chérifien. Le service israélien entrevoit rapidement l’immense potentiel de la liaison clandestine avec Rabat. Un envoyé du Mossad, Rafi Eitan va rencontrer à Rabat le général Oufkir, ministre de l’Intérieur et responsable des services de sécurité, avec son adjoint, le colonel Dlimi. Ils s’entendent dès cette première rencontre : le Mossad va réorganiser et former les services secrets marocains et se charger de l’entraînement des hommes chargés de la sécurité du roi. En retour, le Maroc va offrir aux agents du service israélien des couvertures qu’ils pourront utiliser lors de leurs opérations. Un organisme spécial est même créé pour la collecte commune d’informations. La coopération se développe rapidement et en décembre 1959, le service israélien prévient le Palais d’un complot contre le prince héritier. Après la montée de Hassan II sur le trône en 1961, l’alliance avec l’État juif prend de l’ampleur. Le roi y voit sans doute un gage de stabilité pour son régime. Les deux pays ont un ennemi commun : le président égyptien Nasser et ses aspirations panarabes et républicaines.

Il y a eu également l’autorisation du Maroc au Mossad pour placer sur écoutes une réunion de la Ligue Arabe qui a eu lieu en territoire marocain.

En septembre 1965, le service secret israélien obtient de Rabat l’autorisation d’espionner un sommet de la Ligue arabe à Casablanca Le but de cette réunion est de discuter de la mise en place d’un commandement arabe commun pour les futures guerres contre Israël. Mais comme les relations du roi Hassan avec plusieurs dirigeants arabes sont mauvaises, ce dernier craint que certains d’entre eux n’en profitent pour s’entendre afin de le destituer. C’est pourquoi il donne son accord à l’opération du Mossad, car ce qui s’y dira l’intéresse également. Une équipe du Mossad, va ainsi mettre sur écoute toutes les salles de réunion et les suites privées des participants. Les renseignements recueillis lors de ce sommet donnent à Israël un aperçu sans précédent des secrets militaires de ses ennemis Ce renseignements essentiels permettront à Tsahal de passer victorieusement à l’offensive contre leurs armées, deux ans plus tard, à l’occasion de la guerre des Six-Jours (1967).

Quelles ont été les conséquences de cette affaire ?

En France, dès la disparition de Ben Barka connue, le général Gaulle a lancé une enquête. La justice s’est ensuite emparée de l’affaire. Deux procès ont suivi : au cours du second, le général Oufkir sera reconnu coupable d’avoir organisé le meurtre et condamné par contumace. Mais le roi Hassan II refusera de livrer son ministre et ses adjoints à la justice française pour qu’ils soient jugés. Cette sombre affaire perturbera les relations entre la Paris et Rabat pendant plusieurs décennies. Le dossier judiciaire n’est d’ailleurs pas encore classé en France et un magistrat instructeur est toujours chargé de l’affaire. Les enquêtes ont également révélé à la participation du Mossad. Mais les Français ont préféré garder le secret. Toutefois, le général de Gaulle, furieux de cette ingérence, exigea la fermeture immédiate du poste de liaison du Mossad à Paris et la cessation de toute relation entre les services des deux pays. Les personnels du Mossad impliqués dans l’opération purent quitter la France, mais restèrent, pendant de nombreuses années, sous la menace d’un procès. Parallèlement, des proches du général De Gaulle ont profité de l’occasion pour nettoyer le SDECE des éléments qui n’étaient pas totalement inféodé à sa cause.En effet, en 1961, la décision d’accorder l’indépendance à l’Algérie avait dressé une partie des militaires contre la politique du général de Gaulle et entraîné une desaffection des services spéciaux à son égard. Le SDECE refusa de se voir impliqué dans la lutte contre l’OAS, estimant que cette mission n’était pas de son ressort. En réalité, les membres du service ne voulaient pas agir contre des camarades même s’ils avaient rejoint le camp des factieux. Ainsi, en 1963, le SDECE refusa de procéder à l’enlèvement du colonel Argoud, de l’OAS, en Allemagne, mission qui sera finalement conduite par la Sécurité militaire assistée de quelques barbouzes. Pierre Messmer, alors ministre des Armées, en tiendra durablement rigueur au SDECE. La riposte ne tardera pas : l’affaire Ben Barka a été montée en épingle par les gaullistes afin de piéger le SDECE.

Cette affaire fait penser au le deal conclu, récemment, entre le Maroc et Israel, sous l’égide de l’ancien président américain Donald Trump, consistant a la normalisation des relations diplomatiques de la part du Maroc, et la reconnaissance, illégale du point de vue droit international, de la souveraineté du Maroc sur le Sahara Occidental de la part de Washington. Quels compromis entre le Maroc et Israël les pays du Maghreb Arabe peuvent ils craindre dans la région.

Vous parlez des accords d’Abraham, qui sont un vrai succès de la diplomatie israélienne et qui profitent également au Maroc. Mais je ne vois pas là quelque chose de comparable, car l’affaire Ben Barka est une opération clandestine et non une initiative diplomatique. De plus, les Israéliens, s’ils y ont participé, n’en étaient pas à l’origine. Concernant les accords d’Abraham, je ne pense pas qu’il y ait quelque chose à craindre pour les pays du Maghreb. Ces accords ne sont pas orientés contre eux – à la différence de l’Iran – et bénéficient surtout à Israel, ainsi qu’aux autres signataires qui vont bénéficier de l’assistance de l’Etat hébreu pour leurs services de sécurité.

Entretien réalisé par Mourad T.

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