L’Algérie a connu de nombreuses catastrophes « naturelles » et industrielles qui ont occasionné la perte de milliers de vies humaines, d’énormes dégâts matériels et des atteintes à l’environnement. Ainsi, les dégâts résultant du séisme de Chlef en octobre 1980, des inondations de Bab-el-Oued en novembre 2001 et du séisme de Boumerdès en mai 2003 pour ne citer que les plus dévastateurs, font partie de la mémoire collective de la société algérienne. Afin d’assurer la protection des vies humaines et des biens, ainsi que le développement durable, les pouvoirs publics sont devenus de plus en plus conscients de la nécessité de réduire les dommages, par l’introduction dans un premier temps d’actions préventives et ensuite par la mise en place d’un système de gestion des risques efficient.
Ainsi, lors des travaux de la Conférence nationale sur la stratégie de prévention et de gestion des risques majeurs, le ministre de l’intérieur, des collectivités locales et de l’aménagement du territoire, Kamel Beldjoud s’est engagé à remettre au président de la République, Monsieur Abdelmadjid Tebboune, les recommandations prises lors de la conférence, en insistant sur le fait que le Président accorde un intérêt particulier à la problématique des risques majeurs. En effet, la finalité de cette conférence est la mise en place d’un nouveau projet de stratégie nationale de prévention et de gestion des risques majeurs adopté en concertation et consultation des différentes parties prenantes.
Pour voir plus clair dans ce dossier pluridisciplinaire d’une extrême complexité, nous avons interrogé le Dr. Amine Benmokhtar, diplômé des universités canadiennes, et qui est aussi enseignant-chercheur au Laboratoire des Sciences et Techniques de l’Environnement à École Polytechnique et expert en gestion des crises.
**Depuis quand, et pourquoi, l’Algérie a-t-elle commencé à s’intéresser à la gestion des catastrophes ? Et comment situez-vous le point de départ de cette gestion ?
Je tiens vivement à vous rappeler, que deux grandes catastrophes ont hautement concouru à une réelle prise de conscience des pouvoirs publics algériens, qui a permis la relance de certains programmes et d’actions considérés, d’ailleurs, comme pilier et point de départ de la stratégie algérienne en matière de la Gestion des risques de catastrophe (GRC). Je citerai en premier lieu les séismes, nous en avons connu trois grands durant les quarante dernières années à savoir : séisme d’El Asnam (Chlef actuellement), en date du 10 octobre 1980, d’une magnitude 7,5 sur l’échelle de Richter, le séisme de Mascara, survenu le 18 août 1994 avec une magnitude de l’ordre de 5,7, et le séisme de Boumerdès, survenu le 21 Mai 2003, d’une magnitude de 6,8. Dans un second lieu je citerai les inondations comme celle qu’a connue Alger (Bab-El-Oued) en date du 10 novembre 2001.
***Vous parlez de la stratégie algérienne en matière de gestion des catastrophes, est-il possible de nous renseigner sur les objectifs de cette dernière et sur quoi repose-elle ?
Aujourd’hui la stratégie algérienne se base principalement sur la loi 04/20 du 25 décembre 2004 relative à la prévention des risques majeurs et à la gestion des catastrophes dans le cadre du développement durable. En effet, à la lecture de cette dernière, nous pouvons clairement identifier les multiples objectifs escomptés par cette stratégie, à savoir :
-La compréhension, l’identification et l’évaluation des aléas et des risques pour les besoins de la cartographie des risques ;
-L’information et l’éducation du public ;
-Le renforcement des capacités des institutions et des organismes dont les missions concourent à la prévention et à la protection contre les risques ;
-L’encouragement des pratiques de collaboration et de concertation entre les institutions et les organismes concernés par la GC ;
-La promotion et le développement d’une coopération multiforme à l’échelle régionale et internationale.
*** Pouvez-vous nous dire ce que les pouvoirs publics ont prévu pour donner un sens pratique à cette stratégie ?
Avant de répondre à votre question, Il faut savoir que, le cadre réglementaire et les organes d’exécution sont à la base de la stratégie algérienne. Ainsi, le premier cadre englobe l’ensemble des lois régulant cette stratégie et le deuxième représente les instruments à même d’exécuter ces même lois et règlements, dans son double volet prévention des risques, protection et interventions.
Pour le cadre réglementaire, je pense que l’origine du cadre réglementaire corroborant la GC trouve ses racines dans la constitution algérienne bien qu’aucune indication directe à la GC ne soit mentionnée. Néanmoins, des articles de la constitution de 2020, rendent l’État entièrement responsable de la sécurité des biens et des personnes et de la protection de nature, je peux citer à titre d’exemple les articles :
-Article 21 : « L’État garantit l’utilisation rationnelle des ressources naturelles ainsi que leur préservation au profit des générations futures.
-L’État protège les terres agricoles.
-L’État protège également le domaine public hydraulique.».
-Article 28 : « L’État est responsable de la sécurité des personnes et des biens.».
-Article 63 : « Tous les citoyens ont droit à la protection de leur santé.
-L’État assure la prévention et la lutte contre les maladies épidémiques et endémiques.».
-Article 64 : « Le citoyen a droit à un environnement sain.
-L’État œuvre à la préservation de l’environnement.».
Tous les experts en gestion des catastrophes s’accordent pour dire que le séisme d’El Asnam de 1980 est considéré comme le point de départ pour la mise en place des premiers mécanismes juridiques portant sur la GC et donnant lieu à la classification des différents types de risques. Ainsi, le groupe de travail installé juste après ce séisme avait identifié quatorze (14) types de risques naturels et technologiques auxquels pourrait être exposée l’Algérie. Parmi ces risques sept (7) sont de types naturels (Séisme, Inondations, Mouvement de terrains, affaissement et tassement, Tempêtes et vents violents, Sécheresse, Feu de forêt et Acridien). Mais il y a aussi les risques industriels ou technologiques (Incendie et explosion, Catastrophes maritimes, Catastrophes aériennes, Désastres de chemin de fer et de route, Accidents radiologiques, Pollution et Catastrophes biologiques)
Il est, cependant, clair que concernant les mesures de réduction des risques de catastrophe, l’ensemble des mesures en GC a été principalement orienté vers le risque sismique. Pour couvrir la majorité des risques, les pouvoirs publics se sont forcés également de mettre en place des plans nationaux d’alerte comme : Système d’alerte par radio ( incendies de forêts), Système de surveillance d’invasions acridiennes, Système d’alerte pour les déversements massifs d’hydrocarbures ; Système d’alerte des déversements ou ruptures de barrages, Systèmes rapide spécialisés pour les grandes zones industrielles (pétrochimiques et pétrolières en particulier), Système météorologique pour la prévention des tempêtes et vents violents.
En dépit, des diverses mesures prises par les pouvoirs publics algériens, le tremblement de terre de la ville de Boumerdès en 2003 a fait ressortir le manque d’efficience des plans de GC algériens. C’est ce qui a accéléré, je pense, la promulgation d’une loi plus globale la 04/20.
**** Nous entendons parler souvent de cette loi 04/20; de quoi s’agit-il concrètement pour un profane comme moi ?
Il s’agit de la loi n° 04-20 promulguée le 25 décembre 2004 et orientée vers la prévention des risques et la gestion des catastrophes dans le cadre du développement durable. Il faut le dire, les inondations de Bab el Oued (2001) et le séisme de Boumerdès (2003) ont effectivement accéléré la promulgation de cette loi. Je peux vous parler longuement sur ses principes de base, les buts, organes d’exécutions et les nouveautés qu’apporte cette loi. Mais je peux également vous parler sur le manque de quelques mécanismes juridiques qui pourront, justement, renforcer la loi en question.
Avant d’aborder les buts escomptés par la loi, il y a lieu de citer les principes de base de cette loi tels que : préparation et précaution, concomitance (simultanéité, synchronisme), actions préventives et correctives aux sources des problèmes potentiels, participation des citoyens et l’intégration des nouveaux éléments techniques.
La loi dont il est question prévoit d’atteindre plusieurs objectifs comme : l’amélioration des connaissances sur les risques, le renforcement de l’étude et de la prédiction ainsi que le développement de l’information préventive sur les risques. Aussi, la prise en considération des risques dans l’acte de construction ainsi que la réduction de la vulnérabilité de la population. En plus, l’implantation des moyens de sécurisations cohérents, intégrés et adaptés pour faire face aux catastrophes naturelles et technologiques.
*** Mais en quoi cette loi se démarque-t-elle des précédentes ?
Les nouveautés apportées par cette loi sont d’une importance capitale dans la mesure où elle accorde beaucoup d’intérêt à l’information du citoyen et à sa formation à la prévention des risques majeurs et à la GC. En plus, elle personnalise les mesures à prendre face à chaque risque majeur ainsi que pour les risques particuliers. Aussi, la loi fixe, justement, et pour la première fois les mesures stratégiques pour les routes et les télécommunications de secours ainsi que pour les bâtiments à valeur stratégique et patrimoine et prévoit des mesures de prévention dans le domaine d’assurance, d’expropriation et d’utilité publique.
Concernant la GC, la loi institue un système national s’occupant de :
-La planification des secours et des aides adaptées à tous les niveaux ; national, inter-wilaya, wilaya et communal, ainsi qu’aux sites critiques à travers les plans ORSEC ;
-Les mesures structurelles pour les interventions : approvisionnement stratégique, restauration des dommages, institutions spécialisées notamment la création d’une Délégation Nationale aux Risques Majeurs (DNRM).
En somme, la loi n° 04-20 représente le moyen le plus important pour toutes les mesures permettant la GC aussi bien dans ses phases de prévention que dans ses phases de protection et d’interventions. Le cadre organisationnel a été, également, renforcé par plusieurs dispositions réglementaires touchant l’aménagement et l’urbanisme comme la loi relative à l’aménagement et à l’urbanisme ou bien la loi n° 04-05 du 14 août 2004 modifiant la loi n° 90-29 et la complétant concernant l’aménagement du territoire et le développement urbain en instaurant des différents plans organisationnels
Ce qui est des organes d’exécution, plusieurs organismes et institutions, sont chargés de la GC et l’atténuation des différents risques, ces organismes sont situés principalement à plusieurs niveaux, que ce soit au niveau central, local ou national.
Pour le niveau central, il englobe tous les départements ministériels impliqués dans la GC. Il s’agit donc des directions se trouvant aux différents ministères tels que le ministère de l’intérieur, des collectivités locales et de l’aménagement du territoire, le ministère de l’habitat, de l’urbanisme et de la ville, et le ministère de la santé, de la population et de la réforme hospitalière pour ne citer que ceux-là.
Quant au niveau local, Il englobe les autorités locales des wilayas et communales avec l’aide et l’assistance technique des services déconcentrés des ministères et des organismes techniques spécialisés. On citera, à titre d’exemple, les directions sectorielles sous l’autorité du Wali : la direction de la santé et de la population de Wilaya, la direction des ressources en eau de Wilaya et la direction de l’urbanisme, de l’architecture et de la construction de Wilaya.
Aussi pour le niveau national, la création en octobre 2003 du CNAD pour renforcer les organes d’exécution. Ce centre est chargé de gérer un système de veille permanente concernant les différents risques majeurs mais dissous en avril 2013. En juin 2004 il y a eu la création de la Commission Nationale de Communication relative aux Risques Naturels et Technologiques Majeurs. La même année, soit en juillet 2004, l’Agence Nationale des Sciences de la Terre, a connu le jour. Il y a lieu de noter que cette Agence est restée sans activité depuis sa création. Quant à la DNRM, le texte juridique qui fixe son organisation et son fonctionnement a été promulgué le 22 mai 2011.
*** Il me semble que c’est une loi assez complète; est-elle pour autant exempte de failles ?
En fait, ce qui manque à cette loi, et qui handicape la mise en place effective d’une stratégie globale de GC, c’est l’absence d’autres décrets la complétant. Ces derniers concerneraient le mode de planification pour l’étude de la vulnérabilité des bâtiments stratégiques ainsi que l’élaboration de leurs plans de renforcement pour l’amélioration de leurs résiliences, et aussi, le mode de planification pour la prise en considération des SICs et leurs infrastructures.
Les autres textes manquants concernent l’enrichissement de l’actuel plan ORSEC en développant le mode opérationnel (même après la promulgation du décret exécutif n°19-59) :
-De réquisition des personnes et matériels essentiels pour la GC ;
-D’utilisation des réserves stratégiques.
Nous pouvons constater que dans la stratégie algérienne, en dépit des grands efforts déjà déployés, l’importance est donnée au risque sismique et que les moyens sont plus orientés vers l’intervention que vers la prévention et la planification.
Malheureusement, mais souvent la prise de conscience et les efforts d’amélioration en matière de GC sont consentis après la survenue de catastrophes.