Nous sommes à l’Ecole nationale polytechnique; un endroit où on se retrouve pour s’imprégner de science et de savoir. Généralement, nous sommes, quand on se retrouve à cet endroit, hôte de Mohamed Benbraïka, enseignant à Polytechnique, docteur en génie mécanique et chercheur ; cette fois-ci, nous sommes invités pour entendre un exposé de haute facture scientifique concernant l’aviation civile. Profane en la matière, ce que nous entendons est tout à fait nouveau pour nous. Pour les étudiants, directement intéressés par l’exposé, c’est une dernière chance, avant soutenance, pour ficeler leur mémoire.
L’expert Mohamed Benammour est diplômé de France, major de promotion ingénieur en construction aéronautique, ingénieur en aviation civile, le premier étudiant des pays du tiers-monde à accéder à un poste très élevé en aéronautique au siège de l’PACI à Montréal (commission de navigation aérienne). Il présente pratiquement un demi siècle de travail dans des postes de haute sensibilité dans l’aviation civile; expert international en 1968, à Montréal, membre de la Commission permanente de la navigation aérienne (commission où siégeaient uniquement douze experts). Benammour était en outre P5 « investigator accident », le grade le plus élevé dans l’expertise aéronautique.
Rentré en Algérie, il est appelé à prendre la direction de l’ENEMA, un organe qui regroupe les aéroports, l’espace aérien et la météo.
Amine Benmokhtar, enseignant à Polytechnique et expert en gestion des crises, encadreur des deux élèves, Nazim et Rania, chargés de préparer leur mémoire de fin d’études pour le 15 juillet en Maitrise des Risques Industriels (MRIE), nouvelle spécialité créée à Polytechnique, a innové en livrant une expertise de valeur internationale à ses étudiants via le conférencier. Le binôme s’est méticuleusement appliqué à consigner les observations, remarques et informations livrées par l’expert, tout en développant ses propres avancées sur le sujet.
Discipline, rigueur et formation, trois atouts essentiels
Benammour commence par expliquer qu’en son temps, la discipline, la rigueur et la formation étaient la marque de fabrique d’une Algérie émergente; preuve en est, le nombre d’incidents annuels qui était très minime, insignifiant même, au point que l’Algérie se voit discerner la médaille de la Méditerranée : « Mieux que l’Espagne et mieux que l’Italie », renchérit Benammour; « et peut-être même mieux que la France par le nombre d’incidents annuels, car on avait un très bon niveau ».
Ce qui n’est plus le cas aujourd’hui, de toute évidence : « D’après mes informations, le système de navigation actuel est loin de ce qu’il était auparavant; il est vrai que la densité des vols a changé; mais il y avait une grande rigueur à l’époque. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas; il y a beaucoup de choses qui s’y passent, on va le dire comme cela, pour ne pas avoir à le dire autrement « .
Prenant appui sur une question posée par le Dr Amine Benmokhtar, encadreur du binôme d’étudiants présents, concernant le crash de l’avion de Tam, Benammour explique longuement comment le facteur humain peut être à la source de défaillances graves, voire périlleuses.
« En tant qu’expert en investigation, car j’étais P5″enquêteur accident », le grade le plus élevé dans l’expertise aéronautique, je peux vous dire que j’ai eu le dossier complet des faits et circonstances de l’accident, dossier dont j’ai eu connaissance par le biais de chef de bureau enquêtes-accidents de Paris, qui a dirigé l’enquête. Je peux vous dire de ce fait, m’appuyant sur des données réelles que cet accident était dû à un facteur humain ».
Le facteur humain dans la sécurité aéronautique
« Il y a eu une mauvaise coordination entre le personnel de bord, et qui aurait pu être réglé auparavant; mais il n’y a pas eu de briefing de roulage; puis il y a eu un problème de maintenance, car le premier moteur, celui de gauche a lâché. On a retrouvé des morceaux sur la piste. Normalement, le problème est gérable, car l’avion peut continuer son vol avec un seul moteur, au moins pour atterrir. Mais tout de suite, le second moteur est déclaré défaillant. Là ce n’est plus possible de continuer, car l’avion n’avait plus suffisamment de performance pour monter au décollage. Aussi, je peux dire sans risque de me tromper que l’accident était dû à une panne au décollage des deux moteurs. Les deux moteurs en panne ne permettent pas de poursuivre normalement la montée au décollage et l’avion s’est crashé à environ un kilomètre en bout de piste. Donc, cet accident aurait pu être évité si on avait pris les dispositions à temps ».
« Il y avait manifestement problème de non comptabilité et de coordination entre pilote et copilote, problème de maintenance, non respect de la procédure de briefing avant le vol, etc. »
Le retour d’expérience, qui n’est pas bien fait en Algérie, la rétention de l’information, etc. ont été les autres points développés par le conférencier. Preuve en est, la rupture du contrat, avant 2000, avec Sabena, pour des problèmes dans les parties dites « chaudes », le moteur présentant des injecteurs non conformes. « Mais ne voilà-t-il pas qu’en 2001, j’apprends que les moteurs sont révisés chez Sabena Technique ! »
Reporting et retour d’expérience
Le « reporting » a été aussi un des points de fixation de Benammour. Tout d’abord, explique le conférencier, tout événement grave donne lieu à un compte-rendu, transmis à la hiérarchie. La synthèse de ces comptes-rendus est transmise périodiquement à la direction de l’aviation civile. « C’est ce que nous faisions à l’époque : tous les incidents, les retards, les anomalies, les défaillances techniques, etc. sont signalés. De ce fait, on se réunissait avec les exploitants, on demandait des explications et on analysait ces anomalies et on tirait des enseignements. C’est ainsi que sont éteintes ces anomalies. Cela s’appelle « réunion d’exploitation ». Pourquoi aujourd’hui cela ne se fait plus ? « .
Ce reporting, dit Benammour, est tellement important que les Américains ont développé aujourd’hui un « système de reporting anonyme« , appelé « anonymous reporting safety system« . « Ce système donne la possibilité à chacun, quand il constate quelque chose d’anormal, de faire un compte-rendu et de le signaler. Ce compte-rendu va dans un boite, avec son nom, prénom, fonction, etc ». Dans cette boite, les identifiants, c’est-à-dire tous les indicateurs qui permettent d’identifier la personne, sont soigneusement enlevés et cachés pour ne laisser que les anomalies signalées par n’importe quel travailleur de l’entreprise. Et tenez-vous bien : » Les Américains disent que 80% de nos progrès proviennent de ce « reporting anonyme« . Extraordinaire, non?
Benammour fait remarquer qu’aujourd’hui, le transport aérien est « le moteur du développement économique »; et « vous ne pouvez pas vous passer du transport aérien ».
A une question concernant l’importance du « retour d’expérience » sur la sécurité aéronautique, Benammour répond: «Il est fondamental! Qu’est-ce que le retour d’expérience ? C’est s’enrichir de ses échecs. Quand j’ai un accident, ou un incident quelque part, cet accident est analysé, et on en tire des enseignements. C’est cela le retour d’expérience. Comment? Je modifie les procédures d’exploitation, je revois le programme de formation, je modifie le matériel, s’il y a lieu de le faire; la construction aéronautique est le seul domaine où il y a une liaison permanente, constance entre les exploitants et le fabriquant. On informe le constructeur de tout ce qui se passe, et il prend note; parfois il émet des AD (airwardiness directive), des consignes de navigabilité, apportant en permanence des modifications, pour modifier l’avion, les procédures, etc.; il y a aussi les modifications mineures, qui ne sont pas avalisées par l’administration, on appelle cela des « services bulletin », des services internes. Voilà comment fonctionne donc le retour d’expérience.
« Et puis, dit Benammour, il y un retour d’expérience au niveau mondial, parce qu’on doit envoyer un exemplaire du rapport d’accident à l’OACI, et celle-ci diffuse des recueils d’accidents; on alimente aussi la banque de données, qu’on peut moyennant abonnement, consulter.
« Ce qui fait que, sur la base de ce retour d’expérience, il n’y a pas dans le monde deux accidents qui se ressemblent. C’est vous dire combien ce retour d’expérience fonctionne de manière très efficace. »