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Les pétrodollars au service d’une idéologie islamiste: La pénétration Wahhabite en Afrique

Sociologue et analyste en sécurité et défense pour l’Afrique du Nord-Ouest, associée au Centre d’études stratégiques de l’Afrique (Washington D.C.) et au Groupe d’analyse JFC-Conseil (France), et membre de la communauté du Centre des hautes études de Défense et de Sécurité (Dakar, Sénégal). 

Bien que la diffusion du wahhabisme en Afrique remonte aux années 1960, c’est l’avènement du pluralisme politique dans les années 1990 dans de nombreux États africains qui a permis à l’Arabie saoudite de renforcer son offensive idéologique sur le continent. Alliant prédication et actions sociale et humanitaire, les ONG islamiques, les organisations transnationales musulmanes et les fondations saoudiennes ont investi financièrement et idéologiquement le continent africain -souvent avec la complicité des États -pour imposer leur interprétation conservatrice de l’islam, outil par excellence de la « diplomatie religieuse » des Saoud. 

Après des décennies d’une stratégie d’influence ininterrompue, le Royaume saoudien peut désormais s’appuyer sur ses relais locaux pour saper les bases des hiérarchies traditionnelles de l’islam africain, combattre les confréries soufies et bannir les pratiques religieuses ancestrales. Les nouveaux adeptes africains du wahhabisme formés dans les universités du Golfe s’opposent ouvertement aux institutions maraboutiques afin d’assujettir l’espace public aux normes spirituelles rapportées d’Arabie saoudite. 

Cette lame de fond a conduit à une fragmentation doctrinale croissante de l’islam africain qui se traduit par une prolifération de groupes professant des interprétations extrêmement sélectives des principes religieux. Aujourd’hui les groupes terroristes qui sévissent au Sahel et en Afrique du Nord-Ouest profitent d’un environnement de plus en plus pétri de l’idéologie wahhabite où le conservatisme religieux s’est banalisé par des décennies d’une insidieuse pénétration doctrinaire. 

L’islam fondamentaliste saoudien est le terreau sur lequel sont nés et prospèrent le salafisme et le djihadisme armé qui minent les sociétés africaines et s’exportent au-delà des frontières. 

Avec près de 350 millions de musulmans, l’Afrique représente un morceau de choix pour l’Arabie saoudite¹. Depuis plusieurs décennies, Riyad a entrepris de diffuser son modèle wahhabite de croyance selon le principe du daawa wal irchad (prosélytisme et propagation de la foi) pour contrecarrer les autres obédiences musulmanes et les pratiques populaires de l’islam présentes sur le continent : soufisme, ibadisme, chiisme, animisme, culte des saints, etc. 

La montée de l’islamisme d’inspiration wahhabite est à replacer dans le contexte du déclin du nationalisme arabe et de la montée en puissance de l’Arabie saoudite. La politique pan-islamiste saoudienne en Afrique remonte aux années 1960, sous le règne du roi Fayçal. Elle visait autant à diffuser le wahhabisme qu’à contrer l’influence panarabe nationaliste que les monarchies conservatrices percevaient comme une menace. Le wahhabisme s’opposait aux courants réformistes qui ont marqué l’histoire moderne de l’Islam. 

Le pèlerinage et l’immigration depuis différentes parties du monde musulman vers le Golfe, associés au développement du système bancaire islamique et à la prolifération des organismes saoudiens de bienfaisance, ont été les facteurs clés de l’expansion du wahhabisme saoudien. Le boom pétrolier a permis d’investir des fonds énormes dans la promotion de la prédication dont les fers de lance furent les prêcheurs-missionnaires wahhabites. 

La pénétration wahhabite s’est renforcée dans les années 1990 au moment de l’ouverture de l’espace politique dans de nombreux États africains, permettant ainsi au wahhabisme de trouver sa légitimité en s’africanisant et de devenir un courant de l’islam politique local ayant pignon sur rue. 

LE WAHHABISME LA RÉALISATION D’UNE SOCIÉTÉ ISLAMIQUE TRANSNATIONALE 

Le terme « wahhabisme » a d’abord été employé par les partisans de cette tradition pour se distinguer de leurs adversaires au XIXe siècle. Depuis le règne du roi Abd al-Aziz (1902-1953), il est récusé par les oulémas saoudiens qui préfèrent se désigner comme « salafistes ». La notion de « salafisme » désigne la pratique des salaf, les pieux ancêtres dont se réclament non seulement les islamistes saoudiens, mais aussi les héritiers intellectuels de la salafiyya fondée à la fin du XIXe siècle par Jamal al-Din al-Afghani (1838-1897) et son disciple Muhammad Abduh (1877-1938). 

Le salafisme est donc loin d’être une spécificité wahhabite. Il concerne également l’école malékite, dominante au Sahel : « il apparaît que l’analyse des trajectoires de radicalisation au Sahel dément très largement l’idée que le djihadisme serait le prolongement du wahhabisme dans cet espace ». 

La famille royale, gardienne des lieux saints, se sentant investie d’une mission de purification, va entreprendre d’exporter sa conception de l’islam à travers le monde. Une mission clairement résumée dans les propos du prêcheur saoudien Abdelaziz al-Fawzan: « Nous voulons purifier l’Islam de ses sectes, des innovations, et de tous les mensonges que les faux prêcheurs ont apporté. Car ils détruisent l’Islam en profondeur. Le musulman est celui qui suit les actions du Prophète. Tout ce qui s’en écarte éloigne les croyants de la vraie religion ». 

Le wahhabisme n’a donc rien à voir avec la pensée panislamique du XIXe siècle qui visait à s’opposer au colonialisme européen sans renier pour autant les emprunts aux idées politiques réformatrices occidentales. Ainsi, wahhabisme et réformisme arabe s’inscrivent dans deux temps historiques différents du processus de développement de la pensée islamique. 

Le réformisme arabe né au XIXe siècle regroupe ceux que l’on a appelés les « nouveaux penseurs de l’islam³ » dont le but était de rénover le discours religieux pour rénover le monde musulman alors confronté à la modernité. Ce mouvement intellectuel sera le creuset de la renaissance culturelle arabe ou Nahda, au moment où l’Empire ottoman est affaibli par la menace que font peser les grandes puissances européennes sur son intégrité territoriale. Les élites arabes réformistes feront une large part à la philosophie des Lumières, y compris celles issues de l’université égyptienne al-Azhar. Le mouvement s’épanouira au XXe siècle, en particulier en Égypte, en Syrie, en Irak et en Tunisie, tandis qu’en Turquie, Mustafa Kemal -dit Atatürk -imposera un régime constitutionnel laïc. 

Jusqu’aux années 1970, le nationalisme arabe, sans pour autant la renier, ne fera pas une place centrale à l’identité, mais mettra l’accent sur la modernisation intellectuelle, culturelle et institutionnelle du monde arabe. 

Cette renaissance s’incarnera dans des partis politiques de masse tel le nassérisme, et le Baath syrien et irakien. 

La seconde moitié du XXe siècle va être marquée par l’émergence d’un « antinationalisme arabe de nature islamique (…) dans le contexte (…) des dictatures arabes nationalistes et socialisantes qui dominent alors la scène arabe⁴ ». À partir des années 50, grâce à la montée en puissance pétrolière, financière et politique de l’Arabie saoudite, la promotion de la doctrine wahhabite deviendra indissociable de l’identité du royaume. Ce dernier a, de fait, toujours mis en avant l’unité de l’oumma musulmane et promu sa propre forme de panislamisme fondée sur l’appropriation des lieux saints que sont La Mecque et Médine. Dès 1956, le prince et futur roi Fayçal déclarait que « l’islam (dans son acception wahhabite) devait être au centre de la politique étrangère du royaume ». 

Hormis la LMI, les deux autres piliers stratégiques du royaume saoudien seront l’Organisation de la conférence islamique (OCI³) et l’Organisation des pays arabes producteurs de pétrole (OPAEP). La machine qui se met en place grâce aux revenus de l’or noir sert surtout les intérêts des religieux saoudiens. Elle leur permet de diffuser la version saoudienne du salafisme à travers le financement, la rénovation et la prise en charge des frais de fonctionnement d’une multitude de mosquées monumentales et de complexes religieux, en particulier dans de nombreuses villes d’Afrique : Khartoum, Yaoundé, N’Djamena, Lagos, Abuja, Bamako, Nouakchott, Conakry, Accra, et Kampala. 

Cet empire fait de mosquées, d’écoles coraniques, d’universités et d’hôpitaux sera possible grâce à une énorme accumulation de richesses. Il contribuera à créer un environnement favorable aux formes intolérantes de l’islam dont, quarante ans plus tard, seront porteuses les jeunes générations, aussi  bien dans les pays à majorité musulmane que dans les pays  où l’islam est minoritaire, ainsi que dans les diasporas. 

L’invasion de l’Afghanistan par les Soviétiques (1979) fournira  aux Saoudiens l’occasion de réveiller le djihad en sommeil  depuis les années 1920 et d’envoyer à des milliers de kilomètres les Saoudiens les plus radicaux. Le Prince Sultan, alors ministre de la Défense, déclarera que tout citoyen saoudien qui partira combattre en Afghanistan contre le communisme, se verra offrir 75 % du billet d’avion par le gouvernement. 

« Les djihadistes de toutes nationalités qui partent se battre en Afghanistan contre les troupes soviétiques sont alors considérés comme des « combattants de la liberté » et nullement comme une menace future pour la liberté des sociétés musulmanes ou une source potentielle d’un futur terrorisme transnational » (…) Oussama Ben Laden et ses hommes ont ainsi été longtemps considérés comme des « combattants de la liberté » ayant contribué au retrait de l’armée soviétique et ayant donc contribué de façon décisive à la victoire des États-Unis sur l’URSS dans la guerre froide⁴“. 

L’attrait pour la cause afghane et le retrait soviétique en 1989, au moment où l’Iran est englué dans sa guerre avec l’Irak, seront autant d’éléments qui favoriseront le triomphe de l’idéologie et de la vision de l’islam saoudien. La planète se couvrira de satellites et de prêcheurs saoudiens qui envahissent les ondes. En trois décennies, l’Arabie saoudite est devenue le principal centre de diffusion du salafisme dont l’objectif est de purger la pratique religieuse de ses particularités locales et de son syncrétisme

Depuis les librairies islamiques implantées partout dans le monde -où sont diffusés les écrits des théologiens salafistes saoudiens -, jusqu’aux tenues vestimentaires importées directement de la péninsule arabique, en passant par les chaînes satellitaires d’obédience wahhabite, il ne s’agira ni plus ni moins d’une entreprise de globalisation confessionnelle, d’uniformisation de l’islam à travers l’imposition d’une conception centralisée et totalitaire de la religiosité et des pratiques islamiques.

Le succès de cette propagande se traduira par le développement et l’expansion de mouvements islamistes divers et variés. 

Cette lame de fond wahhabite va avoir trois conséquences majeures : 

-une sur-confessionalisation de l’identité musulmane; 

-l’instauration d’un conformisme intégriste croissant dans les moeurs quotidiennes de nombreuses sociétés africaines où, parallèlement, l’offre culturelle se réduira comme peau de chagrin; 

-la fragmentation de l’islam en différents groupes, sous-groupes et sectes, en particulier en Afrique, se réclamant tous d’un islam des origines. 

Les signes extérieurs de cette religiosité standardisée alimenteront la surenchère vestimentaire. Ils s’affichent aujourd’hui un peu partout à travers le « look » islamiste : barbe fine ou sauvage ; tenue afghane ou qamîs pour marquer l’adhésion politique à l’idéologie rigoriste du jihadisme international ; foulard, niqab ou voile sous toutes ses variantes, en particulier intégral ; gants ; abbaya ; etc. Dans beaucoup de pays musulmans, ces nouveaux habits islamistes ont supplanté les habits traditionnels ainsi que la minijupe très répandue dans les pays arabes dans les années 1970. La standardisation va également se manifester dans l’introduction progressive d’une façon de prier salafiste (bras croisés contre bras le long du corps), dans le choix des horaires de prières, et même dans la remise en question par certaines sectes puristes de la fête traditionnelle du Maoulid célébrant la naissance du Prophète. 

La transmission des préceptes religieux par les pères et par la filiation familiale va être déconsidérée au profit d’une éducation islamique officialisée qui produit ce que le psychanalyste Fethi Benslama nomme le « surmusulman » « amené à surenchérir sur le musulman qu’il est par la représentation d’un musulman qui doit être encore plus musulman. C’est la conduite d’un sujet en proie à des reproches de défection qu’il se fait à lui-même et au harcèlement des armées de prédicateurs qui l’accusent des pires crimes moraux et le vouent à l’enfer ».

La psychologue algérienne, Cherifa Bouatta, transpose cette notion aux femmes, qui « font preuve de surenchère pour plus d’islam, plus de religion (…) Pour l’adoption d’un islam purifié, débarrassé d’adjonctions malsaines, c’est-à-dire des rites et croyances traditionnels ». 

Cette sur-islamisation considère l’islam traditionnel syncrétique (shirk) comme relevant de la djahilia (période pré-islamique dite de l’ignorance). Les parents sont ainsi dépossédés de leur parentalité, en ce sens où « ils n’ont plus rien à apprendre à des enfants devenus savants ». 

Sur le site Islam.net par exemple, on peut lire : « Si la personne n’a pas appris la science de la religion, il ne lui est pas suffisant que son père fut un savant ou que son grand-père fut un saint. Il est indispensable qu’elle apprenne elle aussi la science de la religion par transmission orale », sous-entendu dans une école coranique. On verra plus loin comment une partie du secteur éducatif partout en Afrique sera pris en main par les tenants du wahhabisme en dévalorisant la transmission du savoir religieux par les aînés. 

Ce conservatisme islamique va peu à peu imprégner le tissu social et les mœurs par le biais de l’éducation et d’associations à but religieux. Les nouvelles élites religieuses nationales vont diffuser des normes, réviser des pratiques culturelles, et imposer des valeurs morales et sociales, sur des bases islamiques. 

UN ISLAM CONFISQUÉ ET RÉMUNÉRATEUR 

C’est à La Mecque que la marque wahhabite est la plus visible. En s’arrogeant la protection des lieux saints de l’islam au XVIIIe siècle, les Saoud ont imposé leur doctrine wahhabite comme la seule autorisée à y être prêchée lors des pèlerinages qui drainent environ 2 millions de personnes. 

Dès l’origine, pour les wahhabites, ni les monuments, ni les hommes ne doivent être révérés. Selon le fondateur de cette doctrine, Ibn ‘Abd al-Wahhâb, le monde musulman doit être purifié des tombes, reliques et sanctuaires qui “divinisent des êtres humains” et représentent un polythéisme déguisé. Grâce à son alliance avec les Saoud, il pourra mettre en œuvre quelques-unes de ses ambitions, en détruisant localement les monuments dédiés à des saints musulmans.

La conquête de La Mecque en 1803 a en effet été le théâtre de destructions massives de sites historiques, de mosquées et de tombeaux de saints de l’islam. Dans la grande mosquée, les édifices dévolus aux autres courants de l’islam ont purement et simplement été détruits par les autorités saoudiennes. 

La première tombe à être rasée a été celle de Zayd ibn al-Khattab, compagnon de Mohamed et frère du second calife Omar. La coupole de la source Zamzam, les dômes des tombes de ersonnages centraux du cimetière Jannatul Mu’alla (dont celles du grand-père et de la première épouse de Mohamed), ont fait place à un terrain vague. À Abwa, la tombe de la mère du Prophète a été rasée et brûlée. À Médine, le cimetière Jannatul Baqi, la mosquée al-Nabawi ou mosquée du prophète, ont été rasés entre 1806 et 1925. 

À l’époque, en Arabie saoudite, il y avait encore des cinémas. Ils furent tous fermés en 1979 après que des fanatiques wahhabites saoudiens aient pris en otage des fidèles dans la grande mosquée de La Mecque pour protester contre la « déliquescence des moeurs ». Sauvée par le GIGN français, la famille royale durcit alors le ton et interdit définitivement les salles de cinéma dans le royaume. 

La maison du Prophète et celle de ses compagnons ont subi le même sort. Depuis 1985, plus de 90 % des bâtiments historiques ont disparu. En 2014, les portiques ottomans d’enceinte de la Kaaba ont été démontés, sous prétexte de réaliser l’extension de la grande mosquée de La Mecque, alors que la maison de l’oncle de Mohamed, Hamza, avait déjà cédé la place à un hôtel, et que la maison de Khadidja, première épouse du Prophète, avait été remplacée par des services publiques. 

En plus des démolitions, on assiste à une véritable « dysneylandisation » de La Mecque : sur l’emplacement de la maison d’Abou Bakr, premier calife de l’islam, on trouve à présent un hôtel Hilton et un Burger King. À la forteresse Al-Ajyad, citadelle ottomane datant de 1780 pour protéger la ville sainte et ses sanctuaires, s’est substitué un hôtel ultramoderne abritant un centre commercial de cinq étages. 

À l’instar des destructions menées par Ibn ‘Abd al-Wahhâb, d’autres disciples contemporains du wahhabisme ont anéanti le patrimoine sacré et culturel, islamique, préislamique ou antique : les Talibans afghans ont détruit les bouddhas de Bâmiyân (2001) ; Ansar-eddine a mis à terre plusieurs mausolées de Tombouctou (2012) ; en Libye, les milices salafistes ont rasé des sanctuaires soufis et des mosquées abritant des saints (2011-2012) ; et l’unité spéciale de Daech s’en est pris par deux fois au site antique de Palmyre. 

En s’appropriant les lieux saints, l’Arabie saoudite s’arroge le pouvoir de les contrôler étroitement. Le ministère saoudien du Hadj traite avec tous les États et les agences de voyages agréées, pour organiser le pèlerinage annuel (Hadj). Il fixe les quotas, accrédite les agences de voyages étrangères ainsi que les guides locaux qui s’occupent des pèlerins selon leur région d’origine.

Pour le royaume wahhabite, le pèlerinage est la seconde source de revenus après le pétrole. En 2012, il a rapporté 16 milliards de dollars. Les flux du pèlerinage explosent dans les années 1960-70 avec la généralisation de l’avion. La demande est telle qu’en 1987, l’Arabie saoudite décide d’imposer, avec l’aval de l’OCI, un système de quotas. 

Depuis lors, les pays musulmans ne sont autorisés à envoyer chaque année qu’un millier de pèlerins par million de croyants. En raison de la croissance démographique particulièrement forte dans la plupart de ces pays, cette restriction ne freine pas l’augmentation continue du nombre de pèlerins. Ils étaient un peu plus d’un million à venir de l’étranger en 1995, contre 1,8 million en 2010. En 2012, le nombre total de pèlerins présents à La Mecque dépassait pour la première fois les 3 millions³.

En 2013, l’Arabie saoudite a encore réduit de 20 % le quota annuel de pèlerins étrangers autorisés et de 50 % celui des Saoudiens. 

L’AFRICANISATION DU WAHHABISME ET LE RENOUVEAU ISLAMIQUE 

À partir des années 1990, l’islam africain subit une fragmentation doctrinale croissante qui a inévitablement une incidence sur les actions des militants islamiques sur le terrain. Cette hétérogénéité s’illustre dans la prolifération de groupes professant des interprétations extrêmement sélectives des principes religieux, réalisant des adaptations locales particulières, et présentant une pauvre cohérence idéologique. 

En milieu urbain, on note une multiplication d’associations ou d’organisations musulmanes dont les leaders ont pour objectif de « répandre l’islam », de parfaire les connaissances religieuses des croyants, et de leur inculquer une nouvelle manière d’être musulman. Ces recompositions religieuses sont à replacer dans le contexte de libéralisation et d’ouverture politique qui a suivi l’effondrement des États autoritaires en Afrique au tournant des années 1990. La crise de ces régimes puis les processus de transition ont donné aux acteurs religieux une visibilité et une influence politique grandissantes. La question religieuse est devenue partout en Afrique un élément des luttes politiques locales.

La fin du parti unique a ouvert la voie à l’émergence de nouveaux acteurs politico-religieux qui sont venus concurrencer des mouvements implantés depuis longtemps, notamment les ordres soufis. Ce phénomène a conduit à la pluralisation de l’offre confessionnelle : expansion des courants évangéliques et pentecôtistes pour le christianisme, courants réformistes pour l’islam. Les acteurs religieux ont cherché à occuper l’espace public à travers des discours, des revendications, des initiatives, des mobilisations.

Cette diversification s’est accompagnée d’une éclosion d’associations para-religieuses et d’ONG confessionnelles, de radios et de télévisions religieuses. L’entrée en politique de nouveaux leaders aussi bien chrétiens que musulmans n’a fait que renforcer les situations de compétition et d’émulation religieuse. 

Au Mali, l’Association malienne pour l’unité et le progrès de l’islam (AMUPI) qui voit le jour en 1980, fera des émules dans les années 1990 lors de la promulgation de l’État démocratique. On assiste à l’éclosion d’associations islamiques, puis à la création en 2002 du Haut conseil islamique du Mali (HCIM) -actuellement présidé par l’imam salafiste Mahmoud Dicko -et composé de la plupart des associations de défense des madrasa (écoles coraniques). 

En 1981, ces écoles accueillaient 36,62 % des enfants en âge de suivre l’école primaire, et en 1987, entre un quart et un tiers des élèves. Entre 2002 et 2009, le nombre des madrasa est passé de 840 à 1631. Entre 2001 et 2009, le nombre d’enfants inscrits en premier cycle en madrasa passe de 121657 à 240579. En 2009, 60% des enfants du premier cycle étaient scolarisés en école publique, 18 % dans les écoles communautaires, 12 % dans les madrasa, enfin 10 % dans les écoles privées non confessionnelles⁵. 

Au Mali, bien que la Constitution interdise formellement toute interférence entre l’État et le religieux, les associations musulmanes se sont accaparées l’espace politique et ont su imposer leurs idées face à un gouvernement faible qui a abandonné des régions entières au sous-développement. C’est pourtant justement le principe de laïcité et de garantie constitutionnelle d’une pluralité religieuse qui a permis aux leaders religieux de s’exprimer librement. « Face à l’échec du développement, l’acquisition d’un savoir religieux permet de se repositionner spirituellement et socialement. Cette résurgence, qui accompagne la montée d’un islam politique à une échelle dépassant le seul cas du Mali, s’inscrit dans un contexte où l’accès à l’information, comme la mobilité des personnes et des biens, renforce le sentiment d’appartenance à l’oumma, où le savoir enseigné, constamment en circulation, joue un rôle de ciment¹ ». 

Les débats autour du Code de la famille malien illustrent de manière flagrante l’enjeu social et politique que constitue l’islam. La bataille pour un Code d’inspiration salafiste a été menée par les partisans des madrasa qui useront de leurs nombreux contacts dans les pays du Golfe². Le HCIM parviendra à obtenir le retrait de la « version progressiste » du Code de la famille adoptée par le parlement malien : toutes les dispositions jugées contraires aux règles de l’islam seront rejetées pour être remplacées par des amendements fondés sur la tradition islamique, comme, par exemple, l’abaissement de l’âge légal de mariage pour les femmes de dix-huit à seize ans, ou l’élargissement de la célébration du mariage aux responsables religieux. 

Aujourd’hui, le Mali ne compte pas moins de 106 associations islamiques, dont l’AMUPI, la Ligue des imams (LIMAMA), la Ligue des prédicateurs, l’Union nationale des femmes musulmanes (UNAFEM), et l’Association malienne des jeunes musulmans (AMJM). Dans la ville de Bamako, le nombre de mosquées est passé de 41 en 1960 à plus de 200 en 1985. 

Aujourd’hui, faute de chiffres précis, on peut estimer que ce nombre a au moins doublé. Au Nigeria, immédiatement après l’indépendance, le califat de Sokoto a bénéficié de l’aide financière du royaume saoudien. Les relations entre le Nigeria et l’Arabie saoudite se sont ensuite renforcées dans les années 1950-1960 lorsque Ahmadou Bello -dont l’arrière grand-père a lui-même été calife de Sokoto -a été promu Sardauna de Sokoto (zone de gouvernement local de l’État de Taraba). Il occupera même le poste de vice-président de la Ligue Islamique Mondiale. 

Grâce à sa connaissance de l’arabe et à ses connexions saoudiennes, son associé, Aboubakar Goumi, jouera le rôle d’intermédiaire entre les musulmans du Nigeria et l’establishment religieux saoudien. Ses liens sont avérés par le financement qu’il a reçu du Dar al-Ifta, une institution religieuse dirigée par Ibn-Baz, Grand Mufti d’Arabie saoudite. 

L’anti-soufisme nigérian a d’abord été le fait d’activistes politiques de la confrérie Ahmaddiya, puis du mouvement Izala (nord du Nigeria) d’Aboubakar Goumi. Fondé en 1978 dans la ville de Jos, ce mouvement s’est rapidement popularisé dans le nord du pays. Critique féroce des pratiques soufies considérées comme hérétiques et des autorités maraboutiques, il a attiré de nombreux jeunes éduqués du Nord dont l’apprentissage religieux n’était pas passé par les canaux soufis⁵. Une fois nommé Grand Qadi (juge), Goumi est devenu une figure centrale de l’interprétation de la charia (loi islamique). Les autorités saoudiennes lui ont même attribué le prix international du Roi Fahd. 

Sa disparition en 1992 n’a pas pour autant signifié la fin de la doctrine salafiste. À Kano et dans ses environs, celle-ci est si prégnante que la majorité de la population se définit elle-même comme izaliste. Bien que le salafisme izaliste soit de souche locale, il n’est plus l’apanage du Nord. Il s’est étendu au sud du Nigeria et dans la ville de Lagos par le biais des wahhabites d’inspiration saoudienne, en la personne de cheikh Aminoudin Aboubakar, un ancien Frère musulman, converti au wahhabisme. À tel point qu’en février 2011, Ousama Ben Laden a désigné le Nigeria nation de la prochaine révolution islamique. 

À l’instar de ses voisins sahéliens, le Niger connaît un fort mouvement de réislamisation qui s’est accéléré ces vingt dernières années contre les marabouts et les confréries soufies (Tijaniya et Qadiriyya bien implantée dans la région de l’Aïr). 

La première grande mosquée construite avec des fonds saoudiens est pourtant inaugurée à Niamey en 1965 avec l’aval du gouvernement de l’époque. L’idée de l’université islamique de Say est lancée par le président nigérien lui-même lors d’une visite du roi Fayçal d’Arabie saoudite en 1973. Le projet est repris par le nouveau président nigérien Seyni Kountché (1974-1987) qui offre un terrain de 900 hectares à Say. L’essentiel du financement est assuré par le Fonds islamique de solidarité, rattaché à l’Organisation de coopération islamique. Ouverte en novembre 1986, cette université a pour but de devenir une place forte de l’islam et de l’enseignement de l’arabe dans la région et de former des oulémas à destination de l’Afrique de l’Ouest. Priorité est donnée à la Faculté de la charia et des études islamiques qui compte environ 1200 étudiants originaires de 20 pays et où la majorité des enseignants est envoyée par des ONG islamiques. 

Alors que depuis l’indépendance le monopole des relations entre l’État et les ONG islamiques transnationales était aux mains de l’Association islamique du Niger (AIN), la période de libéralisation de l’espace politique et associatif qui a suivi l’instauration du multipartisme a offert à de nouveaux acteurs un espace de contestation des autorités religieuses traditionnelles et des structures islamiques nigériennes. 

La percée wahhabite au Niger commence dans les années 1980 sous l’influence du mouvement izala d’origine nigériane de Cheikh Aboubakar Goumi, par le biais des commerçants et étudiants de Maradi. À la faveur de l’ouverture politique, les Izalistes nigériens créent leur propre association, Adini-islam, qui accède à des financements du Golfe en utilisant les réseaux izalas nigérians et en sollicitant des Nigériens ayant étudié ou commercé dans les pays arabes. Ces soutiens se concrétisent par l’envoi de professeurs-missionnaires et d’ouvrages, par des bourses d’enseignement et des fonds pour la construction d’écoles ou de mosquées propres au mouvement izala. Pour élargir son audience, le mouvement crée aussi sa radio privée, Bonferey, et gagne des disciples, notamment dans les centres urbains¹. 

Les tensions qui voient le jour dans les années 1990 entre Izalistes et Tijaniya tiennent à l’agressivité des premiers qui ne cessent de vilipender les rituels soufis et de mettre en cause l’ordre inégalitaire consolidé par les notables religieux traditionnels. Les tijanes répliquent en incendiant des mosquées wahhabites et les d’affrontements violents se succèdent. 

En Guinée, le phénomène wahhabite s’est renforcé dans les années 1990 par l’intermédiaire de jeunes Guinéens venus des écoles et universités arabes où ils ont appris la langue et se targuent d’une meilleure connaissance du Coran. L’émergence de ces nouveaux acteurs religieux a peu à peu conduit à un conflit de générations avec les érudits soufis traditionnels. 

L’État guinéen a laissé prospérer les petits groupes radicaux dans la zone reculée de peuplement peul. Du coup, les tensions entre wahhabites et confréries sont particulièrement vivaces dans le Fouta-Djalon. Dans la ville de Labé, elles durent depuis une vingtaine d’années. En 2014, elles ont conduit à la destruction de la mosquée wahhabite dite « Tata 1 », dans le quartier Donghol, laquelle était financée par une organisation islmaique koweitienne, via une association guinéenne, contre l’avis de la Ligue islamique officielle contrôlée par les Tidjanes. Elle abritait également une école coranique accueillant environ 300 élèves et avait été prise en main par Diallo Al-Hamdou, un imam wahhabite auto-proclamé, ancien infirmier de profession, converti en 1999. Ayant décidé d’investir un autre quartier pour leurs prières, les fidèles wahhabites en ont été délogés par la police et contraints de cesser leur activité considérée comme illégale. 

¹Conseil international d’assistance et de prédication islamique créé en 1988 par l’Arabie saoudite et placé sous l’autorité du cheikh d’al-Azhar au Caire. Cette fondation est composée de plus de cent organisations non-gouvernementales islamiques et d’organisations gouvernementales du monde entier. 

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