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Pourquoi il faut surveiller le Maghreb comme le lait sur le feu

Les relations entre l’Algérie et le Maroc ont toujours connu des tensions diplomatiques plus ou moins intenses, quand on pouvait la guerre ouverte et les alliances contraires. C’est le propre de l’histoire des deux pays depuis au moins les cinq derniers siècles.

   Si on prend la peine de lire le livre du Dr. Amar Benkherouf, intitulé « les Relations politiques entre l’Algérie et le Maroc au XVIe siècle », on reste effaré tant les similitudes avec ce qui se passe aujourd’hui. Le lecteur de l’Expresse aurait été plus édifié si cet article avait pu s’appuyer sur un entretien avec l’auteur ; hélas, Benkherouf est souffrant, et relevant d’une opération de la cataracte, il ne trouve pas assez de forces chez lui, pour répondre à bon nombre de questions que nous avions préparées et qui auraient éclairé notre article d’un jour nouveau. 

   Quand on parle du Maroc, on entend l’administration du Makhzen le Palais royal et ses contingences politiques, et non pas, évidemment, le petit peuple, qui est resté souvent en retrait, parfois même hostile aux politiques officielles menées contre les pays du voisinage, notamment le Mali et l’Algérie. 

    Cette parenthèse fermée, revenons-en aux faits. Le Maroc, au XVIe siècle, c’est la dynastie naissante (et envahissante) des sultans saadiens. Ils venaient d’hériter d’une brillante civilisation, celle des Mérinides. Ils côtoyaient et concurrençaient les Zianides, maitres de Tlemcen et du Maghreb central (actuelle Algérie), au crépuscule de leur règne, qu’ils devaient remettre aux Ottomans d’Alger, et les Hafsides, en Tunisie.    

   Comme aujourd’hui, les juifs avaient droit de cité dans la politique interne du Maroc. Maitres de la monnaie, de l’information, de l’économie, de la diplomatie et du commerce international, ils ne laissaient aux souverains saadiens que le soin de passer du bon temps…à la guerre ou au palais.

    Puissant dans le milieu du XVIe siècle, sous le règne d’Al mansour es-Saadi, au point de résister aux tentatives à se soumettre à l’autorité de la Porte-Sublime ottomane, le Maroc fit plusieurs incursion au Maghreb central, pour soumettre Tlemcen, faire des razzias à Ourgla et le Touat, passages caravaniers et villes prospères du Sahara, avant d’aller détruire la brillante civilisation fondée au Mali par les touaregs de Tombouctou et dirigés par les souverains Askia. Belliqueux et agressif, il a été aussi un destructeur d’empires. 

  L’Express se propose ici, à travers l’étude des chroniques maliennes et marocaines, embrassant l’histoire des souverains saâdiens, le commerce de la poudre d’or et des esclaves, de l’imprégnation religieuse, des transferts de populations et de la fameuse conquête d’Ahmed El Mansour, de retracer cette histoire complexe et mouvementée. 

    La conquête du Soudan songhaï par Ahmed El Mansour est l’un des plus hauts faits de l’histoire officielle. Pourtant, c’est sans doute à partir de la chute de Gao que les liens entre le Sahel et le Maroc ont commencé à se distendre. L’époque moderne ne pouvait pas plus mal commencer pour l’ouest du continent africain. Depuis 1438, les tribus berbères Masoufa, les Maqchara et les Targa ravagent les décombres de l’empire de Malli. Au Maroc, les tribus arabes font régner la terreur dans les plaines et les déserts, le revenue agricole s’effondre et la confiance de la population envers le pouvoir mérinide s’amenuise d’année en année. Les Portugais grignotent peu à peu la côte marocaine, notamment le débouché atlantique de la route transsaharienne, Agadir et les ports voisins. La région du Touat, pont entre le Maroc et le Soudan, est la première victime de cette crise commercial et monétaire (puisque l’or se raréfie), qui n’est sans conséquence sur l’ordre politique. 

   Dans ce context de crispation, toutes les tensions de la société vont se cristalliser au niveau religieux. Le peuple manifeste épisodiquement et bruyamment contre l’importante communauté juive locale.

    La religion au secours du pouvoir

       Les savants locaux demandent des avis ou fatwa sur la légalité de la présence de « nouvelles » synagogues et de leur extension. Cette crise, amorcée depuis le début du XVe siècle, touche également Fès, où les chorfas et les Andalous persécutent et excluent les descendants de juifs convertis à l’islam (islami), lesquels commercent abondamment avec leurs ex-coreligionnaires du Touat. Ces islami défendent courageusement leurs droits comme tout musulman.

   Il y a quelques jours, en juillet 2021, peu avant sa mort, l’imam marocain Abou Naim dénonçait la mainmise des juifs sur le pouvoir reel au Maroc. C’est dire combine les similitudes sont frappantes, à près de cinq siècles d’intervalle. 

      La révolution anti-mérinide de Fès, menée en 1465 notamment par l’élite chorfa, concorde avec l’éclosion de la dynastie songhaï (le peuple du fleuve) des Chi-Sonni de Gao, à la frontière nigéro-malienne. Cette dynastie naît avec le prince soudanais Sonni Ali, grand guerrier qui a hérité du royaume de Gao et qui va consacrer son règne (1464-1492) à en faire un puissant Etat. En 1468, Sonni Ali occupe Tombouctou et en chasse les Touaregs. A sa mort, c’est l’un de ses généraux, Muhammad Ibn Abou Bakr, qui devient l’Askia (titre royal en songhaï) et prend la tête de l’empire. Comme les Almoravides, il comprend l’intérêt d’asseoir sa légitimité par la religion et se fait accompagner d’un Alfa (religieux), Muhammad Toulé. Il entreprend la conquête de Ouallata, la cité caravanière occupée par les Arabes Banu Hassan, et de Jenné, en amont du fleuve Niger, jusqu’alors cité vassale de Malli. Désormais seul maître des routes de l’or, Askia Muhammad se lance en 1498 dans un grand pèlerinage, à l’instar de celui réalisé par Mansa Mousa de Malli, deux siècles auparavant. 

        Dernier exemple d’imprégnation, les califes songhaïs instituent le poste de Cheikh Al Islam (recteur général de la religion), titre d’inspiration ottomane. Le plus connu sera un certain Mahmoud Ibn Omar, vers 1550. Son neveu figure en bonne place dans les dictionnaires biographiques recensant les plus grands savants de Fès, pour les décennies précédant immédiatement la conquête saâdienne.

Le sel de la discorde

Cependant, les dynasties saâdienne et songhaï vont rapidement rivaliser sur la question des mines de sel de Taghazza (extrême nord du Mali actuel). Cet établissement dépend du Soudan depuis la défaite des Targa-Maqchara, les proto-Touaregs, en 1468.

Son contrôle est vital pour toute la région sahélienne, pauvre en sel, et permet d’éviter de l’acheter à prix « d’or » aux marchands maghrébins, donc d’enrichir outre mesure les cités du Maroc. Avoir le monopole des mines permet de maintenir le prix de l’or et d’acquérir à meilleur marché les produits manufacturés de la Méditerranée.

    Le chérif Ahmed Al Aarej aurait exigé, dès 1526, alors qu’il ne contrôle pas encore le « Royaume de Fès », le retrait des troupes songhaïs des mines de sel. L’Askia répond à cette demande par l’injure et lance une expédition de Touaregs contre les oasis du Draâ, alors que les Saâdiens peinent à resister à la coalition de l’Espagne, des Turcs d’Alger et des Wattasides de Fès. Une des raisons de cette crispation tient peut-être à une hausse des taxes douanières à Tombouctou, dont auraient pâti les marchands maghrébins du Soudan.

Le “Tarikh As Sudan”, notre source africaine principale, rédigé vers 1665 par le savant de Tombouctou As Saadi, nous apprend la réaction de Mohammed Ech Cheikh, le successeur saâdien, en 1557. Il utilise le limogeage d’un Filali, Az-Zubayri, du gouvernorat de Taghazza, et profite de sa frustration pour le monter contre ses anciens maîtres. Il le pousse à massacrer les legionnaires touaregs qui gardent la mine pour le compte de Gao. Après une génération de calme relatif, Ahmed El Mansour propose une conciliation : il envoie un cadeau et reçoit en contrepartie un don de musc et d’esclaves qui l’aurait profondément vexé, soit pour avoir été trop important et donc outrecuidant, soit trop insignifiant, l’histoire ne le dit pas…

Assuré contre les offensives ibériques, après sa victoire de l’Oued El Makhazine (1578), et lié aux Turcs d’Alger par un traité de paix, Ahmed El Mansour envoie ses armées contre Taghazza et coupe l’approvisionnement en sel du Soudan (ex-Mali). Cette offensive est décrite de manière contradictoire par les trois sources de l’époque. Le chroniqueur soudanais Abderrahmane As Saadi rapporte une tentative infructueuse de conquérir le Soudan, qui aurait échoué à mi-chemin, à Ouaddan, dans la Mauritanie actuelle. Chez Al Ifrani, chroniqueur du début du XVIIIe siècle, on trouve simplement le souvenir nettement plus glorieux de la conquête des oasis du Touat et du Gourara, l’étape essentielle entre Maghreb et Soudan, dans l’ouest algérien actuel. 

La version d’As Saadi concorde assez avec ce que nous dit l’historien anonyme de la dynastie saâdienne, qui ne porte pas les chérifs dans son coeur. Selon lui, une troupe marocaine fut envoyée au Soudan, dans la foulée des attaques contre le Touat. Elle se serait perdue dans le désert, avant d’être dépouillée par des indigènes touaregs, se rétribuant ainsi de l’avoir sauvée ! C’est en tout cas à cette époque, vers 1582-83, que le grand sultan de Fès et de Marrakech s’intéresse de plus en plus à l’empire rival de la rive sud du Sahara.

L’élément déclencheur est sans aucun doute la grande crise financière qui secoue le monde méditerranéen en cette fin du XVIe siècle. La crise politique au Sahara, doublée de la presence des comptoirs portugais (et de plus en plus hollandais) sur la côte de Guinée, a sans doute limité les arrivages de métal numéraire dans les cités marocaines.

Vers la conquête 

  Le Maroc souffre donc doublement du renchérissement des produits européens, lié à l’arrivée massive d’or et d’argent d’Amérique dans la mer intérieure. On sait qu’Istanbul et Madrid sont alors contraints à des banqueroutes à répétition.

L’opportunité d’un casus belli sur les mines de Taghazza offre sans doute une bonne raison pour la « cour de Marrakech » de se constituer ses propres « Indes ». Voilà pour le prétexte.

Le moyen s’offre aux Saâdiens en la personne d’un certain Ould Firinfil, dignitaire songhaï exilé à Taghazza. Il aurait rallié le Maroc et offert à Ahmed Chérif de profiter de la guerre civile entre Askia Ishaq et ses frères pour s’emparer de son empire. Reste encore à déterminer la manière de procéder.

Le régime marocain ne peut pas compter sur les armées tribales traditionnelles pour mener une guerre d’offensive, d’autant que la distance émousse la fidélité des sujets les plus éloignés. Les troupes makhzen arabes (Ahl Sous, Cheraga, Gharbaoua…) ne sont toujours pas revenues en grâce depuis leur alliance avec les Portugais dans la première moitié du siècle.

Les Saâdiens constituent donc un corps de troupes fidèles, constitué de groupes divers venus du sud de l’Espagne, de captifs hispaniques, provençaux et italiens, affranchis pour la guerre, de traîtres portugais et espagnols venus des présides : les renégats, appelés “Uluj”. A côté de ce corps, le Maroc connaît depuis le début du siècle une immigration constant d’Espagnols de confession musulmane, convertis au christianisme par décret en 1502, mais jamais vraiment assimilés dans la nouvelle société espagnole : les Morisques, appelés Andalusiyin. La fidélité de ces troupes découle naturellement de leur mauvaise image dans la société maure (urbaine arabophone) marocaine. De plus, les Morisques, comme les vieux chrétiens (de pure ascendance espagnole catholique), maîtrisent le maniement complexe des armes à feu, à une époque où le Maghreb accuse un retard sur les techniques de guerre modernes.

On connaît la consternation du conseil privé de Sa Majesté chérifienne, lorsque, un beau jour de décembre 1590, le sultan annonce son projet de franchir le désert et de s’emparer purement et simplement du domaine de son rival. Premier obstacle, l’impossibilité physique : aucune armée n’a jamais traversé le Sahara, ce à quoi Ahmed répond que si des marchands le font quotidiennement depuis des siècles, cet argument est évidemment invalide. Deuxième obstacle, le nombre : comment occuper un pays si bien peuplé ? Le sultan rétorque que ses armées sont équipées d’armes à feu, ce qui n’est pas encore le cas des armées songhaïes.

Troisième obstacle, la légitimité d’une guerre contre un pays musulman. Pour le Saâdien, le caractère chérifien de son Etat et l’imposture califale des Askias sont amplement suffisants pour prouver le bon droit de Marrakech à « unifier l’islam ». Un dernier argument vient clore les débats : les immenses richesses du Soudan permettront de soutenir la guerre contre l’infidèle… 

La ruée vers l’or

L’expédition est placée sous les ordres du Pacha Jawder. Ce dernier est un eunuque, sans doute morisque (c’est-à-dire d’origine musulmane), capturé enfant et reconverti à l’islam en 1571, placé en 1578 à la tête du corps des Andalous. Il conduit ses 3000 mobilisés à travers les sables.

L’historiographe des Askias, Al Kouti, témoigne de la surprise que provoque l’entrée de cette armée de « conquistadores », avides de richesses, dans le bassin du fleuve Niger. En entrant à Tombouctou, ils saisissent tout l’or qu’ils peuvent trouver, comme les hommes de Pizarro au Pérou, allant jusqu’à dépouiller les notables de leurs bijoux.

Certains chroniqueurs rapportent qu’en février 1591, les 18 000 soldats d’Askia Ishaq II rencontrent ces conquistadores à Tondibi. Dépourvus de mousquets et de canons, ils utilisent un large troupeau de boeufs comme bouclier de charge. Cependant, surpris par les détonations massives des mousquetaires andalous, les animaux se retournent contre l’armée songhaïe, qui rompt ses rangs et s’enfuit en désordre. « Jawder et ses soldats sabrèrent alors impitoyablement les Noirs, qui cependant leur criaient : « Nous sommes musulmans ! Nous sommes vos frères de religion ! » », rapporte l’historien Al Ifrani.

Peu après, Jawder est destitué pour avoir négocié la reddition de Gao au prix de 100 000 dinars (420 kg d’or !) et 1000 esclaves. Il aurait laissé échapper Ishaq, qui se replie dans le Niger actuel, terre d’origine des Songhaïs. Sans doute El Mansour craignait-il de voir s’ériger au Soudan un empire rival. Mahmoud Ibn Zagroun, son collègue et Pacha des Uluj, le rejoint en août et le contraint à rentrer au Maroc avec la première cargaison d’or et d’esclaves…

La tragédie de cette conquista se poursuit. Les Marocains arrachent les arbres sacrés de la cite sainte de Tombouctou afin de bâtir une flotte. Ils poursuivent les Askias jusqu’à Gao, y entrent par la force et exterminent la noblesse. Le Pacha Mahmoud ne parvient cependant pas à mater la résistance d’Askia Nouh, le successeur d’Ishaq II. Al Ifrani assure néanmoins que les sultans de Kanem-Bornou, dans la région du lac Tchad (à 1000 km à l’est) ont prêté allégeance (bey’a) à Ahmed El Mansour.

Cependant, les conquistadores, après avoir remonté le fleuve jusqu’à Jenné et obtenu reddition et bey’a, exigent de l’élite songhaïe et tombouctie le serment d’obéissance à la cour de Marrakech. Selon les historiens soudaniens, nombreux sont ceux qui s’y refusent : ils seront pratiquement tous éliminés… Les plus chanceux seront enchaînés à l’une des innombrables caravanes de captifs et d’or en partance pour Marrakech. Al Ifrani rapporte : « A la suite de la conquête des principautés du Soudan, le sultan maghrébin reçut tant de poudre d’or, que les envieux en étaient tout troublés et les observateurs fort stupéfaits ; aussi El Mansour ne paya-t-il plus ses fonctionnaires qu’en métal pur et en dinars de bon poids. Il y avait à la porte de son palais 1400 marteaux qui frappaient chaque jour des pièces d’or, et il y avait en outre une quantité du précieux métal qui servait à la confection de boucles et autres bijoux. Ce fut cette surabondance d’or qui fît donner au sultan le surnom de Eddahbi (le Doré). »

   Ainsi fut clot la belle histoire de la civilisation songhoï au Mali et ainsi furent exterminés ou vendus sur les places fortes des marches de Fez, Marrakech et Salé les riches notables des prospers villes que furent Jennée, Gao et Tombouctou.

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