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Migrants, Biélorussie, Pologne et hypocrisie généralisée

La récente crise dite des migrants à la frontière entre la Biélorussie et la Pologne a donné lieu dans les médias dominants à une habituelle série de dénonciations et silences sur des points importants. Commençons par ce qui est rapporté et juste dans cette affaire : Loukaschenko le président biélorusse a bien instrumentalisé la présence de réfugiés que la Biélorussie a fait venir du Liban et du Moyen Orient par la compagnie d’aviation nationale, Belavia. Des passeurs ont fait croire à des réfugiés que leur arrivée à Minsk allait leur ouvrir les portes de l’Europe et leur ont soutiré des sommes importantes. Envoyés à la frontière avec la Pologne, les réfugiés se sont heurtés à la police et aux fils de fer barbelés érigés par la Pologne. L’UE a décidé d’afficher sa solidarité avec la Pologne alors que celle-ci traite les migrants de façon inhumaine qui ne respecte en rien les fameuses « valeurs » européennes.

Les médias dominants qui vouaient la Pologne aux gémonies pour son non respect de l’État de droit et ses lois contre l’avortement et l’UE qui avait imposé une astreinte d’un million d’euros à la Pologne pour sa mise au pas de la justice se retrouvent maintenant à défendre un pays qui se comporte de façon brutale à sa frontière. Le comportement de la Pologne admiratrice de Trump n’est pas étonnant et les extrêmes droites européennes qui l’applaudissent ne se sont pas trompées : elles applaudissent un gouvernement d’extrême droite. On aurait pu attendre une position différente de la part des néolibéraux au pouvoir tant à Bruxelles qu’à Paris. Donc il faut sortir d’un cadre manichéen pour comprendre les enjeux : le cynisme cruel de la Biélorussie ne fait pas de la Pologne un État exemplaire. Au contraire, la Pologne instrumentalise cette crise à son profit non seulement vis à vis de l’UE où elle se comporte en passager clandestin (free loader) mais aussi pour faire taire les oppositions internes. 

Les médias dominants accusent Poutine d’orchestrer cette crise pour s’en prendre à l’Europe et dénoncer son hypocrisie. Il est sûr que la Russie et le monde occidental sont engagés dans une sorte de guerre de propagande et que chacun rend coup pour coup. Poutine n’était cependant pas prêt à laisser la Biélorussie fermer les vannes des gazoducs car cela aurait pénalisé la Russie. On ne sait pas de source sûre si cette instrumentalisation des réfugiés a germé dans la tête de Loukaschenko ou si Poutine lui en a soufflé l’idée mais on peut penser que la folle idée de jouer avec les approvisionnements en gaz est biélorusse plutôt que russe. 

Cependant le petit jeu manichéen non seulement efface les critiques vis à vis de la Pologne extrémiste mais gomme aussi les pratiques des autres pays européens. Les migrants ne sont pas bien traités à Calais ou par la Grande Bretagne et le Danemark a proposé des barrières de la honte (barbelés coupants) à la Lituanie pour qu’elle aussi cherche à se protéger des réfugiés par une barrière infranchissable. Du reste, douze pays de l’UE ont demandé à l’UEde financer des barrières anti-migrants sur le modèle dano-lituano-polonais.

On le voit le problème est bien plus vaste qu’un conflit entre bons et méchants à la frontière polono-biélorusse. Le nombre de personnes et de pays problématiques s’allonge. Mais il n’est pas question pour les responsables de l’UE d’admettre que leur attitude s’éloigne des principes et valeurs constamment vantés dans les médias.

Élargissons un peu le problème. Lors d’un entretien avec la chaine de TV américaine, Democracy Now, le secrétaire général du conseil pour les réfugiés norvégien, Jan Egeland, parle de la situation en Afghanistan et en Iran. 60 % de la population afghane souffre de malnutrition ou de famine mais l’aide internationale pour ce pays est coupée et des avoirs gelés dans les banques occidentales. Alors que la guerre a couté plus de 2300 milliards de dollars une petite partie de cet argent pourrait éviter la famine mais les pays occidentaux voulant punir le régime des Talibans refusent l’accès aux aides qui pourraient sauver les gens ordinaires. Les Occidentaux sont complices de la famine qu’ils ont, en partie, crée. 5000 réfugiés afghans passent en Iran chaque jour. L’Iran compte déjà plus de réfugiés afghans que 30 pays européens combinés. L’Iran est lui-même soumis à des sanctions internationales et, comme pour l’Afghanistan, cela affecte ses hôpitaux qui n’ont plus accès aux médicaments. 

Il y a là un crime contre l’humanité et aussi une grande preuve d’hypocrisie des dirigeants européens qui se focalisent sur un indéniable cynisme meurtrier de la part de la Biélorussie, peut-être encouragé par la Russie, mais oublient leurs propres agissements ailleurs dans le monde. Il ne s’agit pas de noyer le poisson (ce que les anglophones appellent le « whataboutism ») car les crimes de l’un n’effacent pas les crimes de l’autre.Pour un grand nombre de médias qui suivent les préférences idéologiques des dirigeants les causes humanitaires sont corrélées aux positions géopolitiques. Il s’agit de dénoncer les crimes et le cynisme des ennemis tout en passant sous silence son propre cynisme criminel. On dénonce la Biélorussie, effectivement ignoble, à bon compte et l’on oublie la misère et la cruauté dont nous sommes responsables. Rien de nouveau sous le soleil, il s’agit du phénomène que Herman et Chomsky avaient appelé, dans leur ouvrage sur la Fabrication du consentement  des « victimes dignes d’intérêt et non-dignes d’intérêt » (worthy and unworthy victims). L’UE qui se présente en chevalier blanc moral non seulement soutient l’extrême droite en Pologne mais opte pour la cécité volontaire lorsqu’il s’agit des morts qu’elle, avec les États-Unis bien sûr, cause par sanctions et refus d’aides interposés. Elle est en bien mauvaise posture pour dénoncer l’hypocrisie des autres (autres qui ne sont pas non plus dépourvus d’hypocrisie).

POUR COMPRENDRE LA CRISE MIGRATOIRE EN EUROPE

La crise migratoire en Europe est l’augmentation, dans les années 2010, du nombre de migrants arrivant dans l’Union européenne via la mer Méditerranée et les Balkans, depuis l’Afrique, le Moyen-Orient et l’Asie du Sud et qui en fait l’une des plus importantes crises migratoires de son histoire contemporaine.

Les réfugiés de la guerre civile syrienne amplifient le phénomène, avec un pic en 2015 de plus d’un million de personnes arrivant dans l’espace Schengen, avant de retomber les années suivantes pour arriver à 122 000 migrants en 2018. Le parcours des migrants est dangereux et fait de nombreux morts, principalement en mer Méditerranée (au moins 17 000 personnes mortes ou portées disparues) et sur les routes africaines (plus de 6 000 morts).

Cette crise migratoire cause d’importantes divisions et tensions diplomatiques entre les pays d’Europe, qui peinent à se mettre d’accord sur l’attitude à adopter : alors que la Commission européenne cherche à imposer des quotas à chaque pays de l’Union, et qu’Angela Merkel et François Hollande poussent dans cette direction, des pays d’Europe de l’Est s’opposent fermement aux flux migratoires. Le Premier ministre hongrois, Viktor Orbán, considère ainsi que l’afflux d’immigrés musulmans constitue une menace pour l’identité chrétienne de l’Europe. En septembre 2016, Angela Merkel est finalement contrainte de reconnaître l’échec et l’abandon du mécanisme de répartition obligatoire. Cette révision de la politique européenne d’accueil des réfugiés est renforcée par l’accord conclu entre l’UE et la Turquie en mars 2016.

Les termes employés pour qualifier les migrants sont multiples et dépendent des situations. Dans certains cas, il s’agit de demandeurs d’asile ou de réfugiés, dans d’autres de personnes qui cherchent de meilleures perspectives économiques. Comme les mots employés peuvent avoir des conséquences juridiques non négligeables, l’utilisation des termes « migrants » et « réfugiés » fait l’objet d’un débat sémantique doublé d’un débat politique.

Contexte

Les tentatives d’immigration en Europe ont augmenté à la suite des guerres civiles (notamment la guerre civile syrienne), des problèmes en Turquie, l’aggravation du conflit en Libye qui a contribué à l’augmentation des départs depuis ce pays, des troubles, des persécutions ou pour des raisons économiques. Elles concernent des personnes venues d’Afghanistan, Algérie, Bangladesh, Tchad, Égypte, Érythrée, Éthiopie, Gambie, Ghana, Guinée, Inde, Irak, Côte d’Ivoire, Libye, Mali, Mauritanie, Maroc, Nigeria, Pakistan, Sénégal, Somalie, Soudan, Syrie, Tunisie, et Zambie.

Les ambassades n’offrant pas directement le statut de demandeur d’asile, certains migrants décident de rémunérer des passeurs pour se rendre sur le territoire de l’Union européenne, en prenant des risques. Le nombre de demandeurs d’asile est ainsi passé de 435 000 en 2013 à 626 000 en 2014. Début septembre 2015, les Syriens ayant fui leur pays (environ 4,282 millions) se trouvent essentiellement au Liban (27 %) et en Turquie (42,1 %). Le principal flux de migrants vers l’Europe provient de la Syrie, pays qui connaît d’importants troubles et qui se trouve « quasiment en état de guerre » à la suite de fortes tensions avec les Kurdes du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK).

Au cours de la période 2011-2015, la proportion de migrants originaires de pays en conflit a fortement augmenté. Pour ceux dont l’arrivée a été enregistrée en Grèce ou en Italie, le taux d’acceptation des demandes d’asile est passé de 33,5 % en 2011 à 75,7 % en 2015. Cela signifie que, sur cette période, le flux de migrants est majoritairement composé de réfugiés.

Immigration

La version adoptée pour la clôture grillagée entre Hongrie et Serbie, parmi les modèles de la section d’essai près de Mórahalom en juillet 2015.

Entre 2007 et 2011, un grand nombre de migrants sans papiers du Moyen-Orient, d’Afrique et d’Asie du Sud ont franchi la frontière entre la Grèce et la Turquie, menant la Grèce et l’Agence européenne de gestion des frontières extérieures (Frontex) à renforcer les contrôles aux frontières. En 2012, l’afflux de migrants arrivant en Grèce par voie terrestre a baissé de 95 % à la suite de la construction d’une barrière sur une partie de la frontière gréco-turque ne suivant pas le cours du fleuve Maritsa. En 2015, la Bulgarie a poursuivi en renforçant une barrière pour limiter l’arrivée de migrants depuis la Turquie.

D’après l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), environ 3 072 personnes sont mortes ou ont disparu en mer Méditerranée en 2014 en tentant d’immigrer en Europe. Fin 2014, selon le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, l’Union européenne accueille 6 % des réfugiés du monde.

Décès

L’OIM compte près de 17 000 morts et disparus en Méditerranée entre le 1er janvier 2014 et le 30 juillet 2018. Ces 5 773 morts et 11 089 disparus ont à 86 % lieu en Méditerranée centrale, entre la Libye, la Tunisie, Malte et l’Italie, ce qui en fait selon l’OIM « la route migratoire la plus meurtrière au monde ». Le réseau United for Intercultural Action dénombre lui 34 361 migrants morts lors de leur migration vers et à travers l’Europe entre 1993 et 2018, dont 80 % de morts en mer. Les deux organisations et le Guardian soulignent que le chiffre réel est sûrement bien plus élevé, des milliers de personnes ayant disparu sans laisser de trace. Les corps retrouvés sont majoritairement enterrés dans des tombes anonymes en Europe ou dans des fosses communes en Afrique. Les ONG critiquent qu’aucun décompte officiel ne soit réalisé au niveau européen.

Le 3 octobre 2013, une embarcation transportant environ 500 migrants clandestins africains fait naufrage près de Lampedusa. Cette catastrophe fait 366 morts.

Les accidents les plus graves ont lieu en avril 2015, avec la mort d’environ 1 200 personnes. Le premier naufrage se produit le 13 avril, suivi de plusieurs autres les 16, 19 (le plus meurtrier) et 20 avril. Beaucoup de ces navires de migrants voyageaient depuis la Libye vers l’île de Lampedusa ou le port d’Augusta (Italie), bien que les incidents du 20 avril se soient produits au large de l’île de Rhodes, dans l’est de la Méditerranée.

Le 27 août 2015, 71 personnes sont retrouvées mortes dans un camion en Autriche, près de Neusiedl am See. Les victimes seraient mortes asphyxiées et le chauffeur aurait pris la fuite. Le 2 septembre 2015, le corps sans vie d’Alan Kurdi, 3 ans, est retrouvé sur une plage de Turquie, ainsi que ceux de sa mère (27 ans) et de son frère (5 ans). Originaire de Kobané en Syrie, sa famille tentait de rejoindre l’Europe. En septembre 2015, un article rapporte que la ville de Catane (Sicile) est débordée par cette crise migratoire. Les corps de victimes de naufrage y reposent dans des sépultures nues. Le gardien du cimetière souligne le manque de place pour l’accueil de nouveaux morts.

La Voix de l’Amérique publie une galerie photo en octobre 2015, montrant les résultats de la cruauté des passeurs envers les migrants africains qui tentent de gagner l’Europe : des brûlures, la gale et les abus corporels et sexuels. « Outre la privation de liberté, les passeurs leur font aussi subir les pires supplices et de nombreux migrants sont brûlés par les trafiquants dans le Sahara, de la Libye jusqu’au Tchad en passant par le Soudan et l’Égypte ». La crise actuelle est également liée aux conditions de vie des camps de réfugiés turcs et jordaniens. Sur ce point, l’Europe porterait une part de responsabilité en n’ayant versé aux autorités compétentes que 50 millions d’euros sur les 4 000 promis.

Le nombre de victimes en Méditerranée n’a cessé de croître entre 2014 et 2016, pour atteindre 5 098 cette dernière année. C’est ainsi qu’en mai 2016, trois naufrages au large de la Libye provoquent la mort de près de 700 migrants. Des événements semblables se sont produits en 2017. En mars, deux canots gonflables surchargés chavirent à une quinzaine de milles marins des côtes libyennes, entraînant la mort d’environ 250 personnes, d’origine africaine. Avant cette dernière tragédie, le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) avait estimé à 440 le nombre de migrants morts en tentant de gagner l’Italie à partir de la Libye depuis le début de 2017.

Par Pierre Guerlain Professeur de civilisation américaine, université Paris Nanterre (Novembre 2021)

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