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Le journaliste français Olivier Piot à « L’EXPRESS »: « Deux poids deux mesures, c’est l’une des caractéristiques des élites et dirigeants politiques occidentaux »

OLIVIER PIOT est journaliste et grand reporter, spécialiste de l’Afrique et du Moyen Orient et fondateur de la plateforme franco-africaine Médias & Démocratie (M&D) créée en 2015. Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont deux sur la révolution en Tunisie et trois sur la question kurde au Moyen-Orient (Syrie, Iran, Irak) et la Turquie.

Il revient dans cet entretien sur la guerre en Ukraine et le traitement de l’information par les médias occidentaux.

Depuis le début de la guerre en Ukraine, et loin de disculper la machine de guerre russe, une propagande outrancière, un usage abusif de l’émotionnel,  des articles de presse faux et mensongers,  des émissions TV ronflantes et à sens unique, inondent le paysage médiatique occidental. Que vous inspire le traitement médiatique occidental  du conflit ukrainien ?

J’apprécie dans votre question le fait de regarder cette guerre sous un autre angle que celui, dominant, de ce qui se dit et s’écrit en France et, plus largement, en Occident. Car c’est en écoutant la différence et la critique qu’on apprend à mieux se connaître. Cela étant, je ne pense pas que l’on puisse vraiment parler d’un regard « occidental » homogène sur la guerre en Ukraine. Le traitement de cette question a aussi été pluriel dans le camp occidental, avec, forcément aussi,  des spécificités en France, en Allemagne, en Italie, en Grande-Bretagne ou encore aux États-Unis.

Il est toutefois vrai de dire que, globalement, les médias occidentaux ont, de façon quasi unanime, choisi le camp de la cause ukrainienne (pro-européenne), contre Poutine. Et alors que toute une partie des Ukrainiens – à l’est du pays notamment – est farouchement pro-russe. Y-a-t-il d’autres exemples de ce traitement-propagande ? Ces préalables posés, il est juste de dire qu’en France, par exemple, ou aux États Unis, les médias ont défendu le camp des Ukrainiens au détriment, trop souvent, de l’impartialité de traitement des faits et témoignages requise par les règles éthiques du métier de journaliste.  

Sans aucun doute, trop de médias français (et occidentaux) ont suivi et traité cette guerre à « sens unique », avec des focales réglées sur la dénonciation des atrocités commises par l’armée de Poutine. Cette perception partiale et tronquée, bien que juste aussi, pose la question de ces moments forts ou les médias glissent de l’impartialité objective à une forme de communication pour une cause, aussi légitime qu’elle paraisse au plus grand nombre…

En Afrique et au Moyen-Orient, outre les politiciens et les médias, les citoyens commencent également à pointer du doigt l’hypocrisie et le deux poids deux mesures de l’Occident. Selon vous jusqu’où ira le rejet actuel de la politique  occidentale par  les populations africaines et moyen-orientales ?

« Deux poids, deux mesures » ? En effet, je crois que c’est bien l’une des caractéristiques non pas de l’ « Occident », mais des élites et dirigeants politiques occidentaux en général. Là encore, ne confondons pas les peuples avec leurs États, dirigeants et classes dominantes au pouvoir. On le voit une nouvelle fois avec cette guerre en Ukraine : parce qu’elle se déroule aux frontières de pays de l’Union européenne (UE), voilà que subitement ces images tragiques envahissent les écrans. Les dirigeants et journalistes européens s’y voient subitement comme dans un miroir – « et si c’était nous ! ». Alors même que de nombreux autres conflits et massacres dans le monde – pires que ceux d’Ukraine – n’ont pas ce même traitement. Prenons la Syrie, par exemple. Certes les médias occidentaux en ont beaucoup parlé au début (2011-2013), mais jamais avec cette empathie pour les victimes qu’ils ont montrée pour les victimes ukrainiennes. Idem pour le génocide au Rwanda et tous ces conflits et tensions aigues en Afrique (Soudan, RDC, Cameroun, etc.) qui pourtant auraient bien mérité une empathie similaire. 

Jusqu’où peut aller le rejet de l’Occident et de son « deux poids, deux mesures » ? Assez loin, surtout si les dirigeants occidentaux, de part et d’autre de l’Atlantique, poursuivent dans cette voie de hiérarchisation de l’horreur qui s’est amplifiée depuis les attentats de 2001. Les milliers de victimes américaines du World trade center de New-York méritaient bien sûr qu’on en parle. Mais d’autres horreurs, sous d’autres focales, sont trop souvent passées sous silence. À cet égard, il est possible qu’en Afrique et au Moyen-Orient, beaucoup de citoyens critiquent cette façon de faire, jusqu’à virer en une franche hostilité. On l’a vu sur les positions sur Daech et les « islamistes » d’Emmanuel Macron – avec des réactions de colère dans la plupart des pays arabes : on l’a vu aussi au Mali, au Burkina Faso sur l’intervention de l’armée française ; on le verra à l’avenir dès que des événements similaires viendront à nouveau réactiver les vieux clivages religieux ou postcoloniaux. 

Des pays occidentaux affichent ouvertement leur appui aux bataillons nazis et aux banderistes en Ukraine. Cet appui est-il justifié ?

Non. Absolument rien ne justifie un soutien à ce type d’organisations. Sauf à en partager les idéologies… Fort heureusement leurs appuis en Occident ont jusqu’ici été très minoritaires. Même une Marine Le Pen ou un Éric Zemmour, en France, ne se sont pas risqués à s’engager dans cette voie. Mais il faut raison garder : s’agissant de l’Ukraine, les termes de « nazi » ou « d’ultra-patriotisme » renvoient soit à des phénomènes marginaux de collaboration avec les troupes d’Hitler lors de leur occupation de l’Ukraine (durant la Seconde guerre mondiale), soit à un patriotisme radical attisé par l’hostilité à la Russie de Poutine. 

Il faut donc distinguer et, là encore, ne pas confondre l’arbre avec la forêt. Par ailleurs, comme ces groupuscules et organisations radicales se sont engagées corps et âme dans la lutte contre l’armée russe, certains médias occidentaux ont eu tendance à ne pas faire la différence entre ces groupes et les nationalistes ukrainiens pro-européens et favorables à l’OTAN. Il est possible qu’après une paix que chacun appelle de ses vœux, ces clivages entre « patriotes » et « ultras » ukrainiens remontent à la surface et provoquent une crise interne à ce pays. En gros, après l’unanime rejet des horreurs de la guerre, resurgiront les vieilles tensions entre Ukrainiens. 

• Pour  de nombreux analystes, l’Occident porte l’entière responsabilité dans ce qui se passe actuellement en Palestine, au Yémen, en Syrie, au Liban et dans de nombreux pays africains. Appuyez-vous cette assertion et que doit faire l’Occident pour valoriser son image aux yeux des populations africaines et arabes ?

Oui, je partage cette assertion, sauf l’adjectif « entière » ! Et ce n’est pas un mince détail. Clairement l’Occident a joué un rôle néfaste dans ces quatre pays, avant et pendant les phases de chaos qui les ont fragilisés, puis fragmentés. Rôle néfaste, sans conteste, mais qui ne doit pas masquer d’autres responsabilités, non occidentales celles-là. Rappelons en effet que d’autres acteurs, internationaux (comme la Russie et l’Iran), régionaux (la Turquie ou l’Arabie saoudite) ou internes (les divers partis politiques et/ou islamistes de ces pays) ont aussi joué un rôle déterminant. Cela étant, les peuples de ces régions attendaient beaucoup d’un  Occident qui brandissait des principes et valeurs (respect des droits humains, démocratie, etc.). Or force est de constater que les puissances occidentales (sans exception) ont été très en deçà des prétentions qu’elles affichent. 

C’est vrai en Syrie, où la fameuse « ligne rouge » (sur les armes chimiques)  tracé par Obama en 2013 n’a jamais été appliquée, laissant la possibilité au dictateur Bachar Al Assad de rester au pouvoir et d’étouffer son peuple après l’avoir livré au massacre ; c’est encore vrai en Palestine où les territoires sont toujours livrés aux foudres des bombes d’Israël sans qu’aucun processus sérieux de paix n’apparaissent à l’horizon ; c’est vrai toujours au Liban où la France a laissé les cliques des élites politiques piller le pays sans oser vraiment taper du poing sur la table  ; c’est vrai enfin au Yémen où l’Arabie saoudite bombarde avec des armes occidentales… Sur le plan géopolitique, dans d’autres zones comme le Maghreb, l’Afrique francophone ou encore la péninsule arabique, les dirigeants occidentaux peuvent encore faire la démonstration de ce qu‘ils prétendent défendre. Mais en ont-ils seulement la capacité et la volonté ?…

L’Occident peut-il encore « valoriser » son image dans ces pays brisés ? Je ne le crois pas. Là-bas, les jeux sont faits pour longtemps. Au-delà, je pense qu’il est temps pour tous les peuples de s’affranchir des tutelles occidentales – de même que russes, turques ou chinoises -, pour ne compter que sur eux-mêmes, comme la société civile le propose au Liban, par exemple. À une échelle plus petite et modeste, et dans le seul domaine du journalisme, c’est ce que la plateforme franco-africaine  Médias & Démocratie (M&D) tente de faire et de promouvoir. Lors des formations et échanges d’expérience entre journalistes africains et français, chacun est invité à « effacer » sa nationalité, donc son État de référence, pour ne garder que l’identité d’un journalisme authentique et rigoureux. Par delà les nationalités, les dirigeants politiques – voire les dirigeants des médias -, chacun s’attache ainsi à faire au mieux son métier selon des règles quasi universelles du journalisme professionnel (Déontologie, vérification des informations, etc.)

La guerre en Ukraine va en toute vraisemblance durer plusieurs mois. Quelles seront ses conséquences sur les relations de l’Occident avec les pays africains et arabes ?    

Cette guerre dure déjà depuis plus de 50 jours et d’ores des conséquences lourdes et durables sont actées. Le coût des énergies en provenance de Russie, d’abord, avec une redistribution des cartes dans l’équation complexe des pays producteurs et consommateurs. À cet égard, l’Algérie a sans doute une stratégie à redéfinir, rapidement. Le coût d’autres matières premières, ensuite, avec notamment le prix des céréales qui explose, avec les conséquences que l’on sait pour les populations en Afrique, au nord comme au sud du Sahara. La redistribution des cartes, enfin, dans la géopolitique mondiale : on a ainsi vu le Maroc s’abstenir ou le Sénégal voter contre la résolution de l’ONU sur l’agression militaire de la Russie de Poutine contre l’Ukraine. Même scénario sur l’autre résolution onusienne concernant les sanctions contre le régime de Poutine.

À plus long terme, et en fonction de la durée de cette guerre, d’autres bouleversements pourraient peser sur les peuples. Si Poutine s’en tient à l’occupation territoriale (et souveraine) du Donbass, les choses finiront par se figer autour des trois points évoqués plus haut, avec toutefois des inconnues sur la façon dont l’Ukraine acceptera la paix : entrée dans l’UE ou l’OTAN ?, neutralité et désarmement imposés par le tyran du Kremlin ? , etc. En revanche, si Poutine exige plus – agression contre la Moldavie, la Géorgie ou les pays baltes, par exemple -, ce pourrait être encore plus déstabilisateur. Car une fois toutes les sanctions déployées, que pourrait encore faire l’Occident ? Ne plus acheter le pétrole et le gaz russe ? 

Dans tous les cas de figure, les relations entre l’Occident et l’Afrique et les pays arabes traversent dès à présent de fortes turbulences. D’autant que ces vibrations entrent en résonance avec des pressions sur ces mêmes pays de la part de la Russie, ou de de ses alliés. Jeu à plusieurs bandes, donc, comme toujours, qui devrait conduire les puissances occidentales à revoir le logiciel de leurs relations avec l’Afrique, et cela pas seulement pour se garantir des voix à l’ONU.  L’enjeu est plus large et plus ambitieux : au moment même où des pays comme la France perdent du terrain (militaire et politique) en Afrique subsaharienne – voire les crises au Mali, Burkina Faso et Guinée Conakry.

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