Investigation ! Le terme claque comme une menace ou un avertissement lancé à tous ces puissants (politiques, affairistes, financiers) qui agissent aussi dans l’ombre, au détriment parfois de l’intérêt général. Appliqués au monde des médias, les mots « enquête » ou « investigation » renvoient à une pratique bien spécifique du journalisme : celle-là même qui consiste à travailler en profondeur des sources et des données afin de faire la transparence sur un sujet ou une affaire dont les enjeux relèvent de l’intérêt général. Emprunté au lexique anglo-saxon de la culture policière (« to investigate »), le concept d’« investigation » semble bien avoir, depuis quelques années, retrouvé ses lettres de noblesse. Aux États-Unis, comme en Europe et en Afrique, une refondation du genre est en marche.
En Occident, le journalisme d’investigation a connu des heures de gloire dans les années 1950-1970, avec des affaires retentissantes – comme celle du fameux Watergate aux États-Unis – poussées dans la lumière pour en informer le grand public. Sans refaire ici la longue histoire du journalisme, disons simplement que cette mission enquêtrice et, pour mieux dire, inquisitrice – car sans compromission aucune – de l’investigation journalistique est presque aussi vieille que la presse elle-même. Des feuilles éditées sous la Révolution française (1789) au Canard enchaîné (fondé en 1915), jusqu’aux enquêtes fouillées qui ont fait la réputation de Der Spiegel (en Allemagne), du Guardian (Grande-Bretagne) ou encore du Washington Post et New York Times (États-Unis), sans oublier des livres et films culte sur le sujet -comme « Les hommes du président » (d’Alan J.Pakula, 1976) -, le quatrième pouvoir des médias n’a eu de cesse de se démarquer des trois autres pouvoirs pour en révéler les dérives et pratiques frauduleuses, voire criminelles.
Toujours en Occident, au tournant des années 1980, ce genre journalistique a eu tendance à se replier, au profit de démarches plus sages et « polissées ». Comme si les médias avaient de concert décidé d’accompagner la grande vague néolibérale en pactisant avec les différentes formes de pouvoirs (économique, financier et politique). Vers la fin des années 1990, ce sont d’autres réseaux qui ont pris le relais de la révélation de choses cachées, au sein même des sociétés civiles. Avec, par exemple, les affaires documentées par des lanceurs d’alerte comme Bradley Birkenfeld (dossier UBS, 2009), Irène Frachon (dossier du Médiator, 2010), Julian Assange (Wikileaks, 2010), Edward Snowden (écoutes de la NSA, 2013), Antoine Deltour (Luxleaks, 2014 ou encore, Jean-Jacques Lumumba (fraude bancaire en RDC, 2016)… La liste est longue de ceux et celles qui, sans être journalistes, ont, par leur courage, permis la publication de documents sur des pratiques illégales de corruption, voire criminelles.
La pression « citoyenne » de ces nouvelles vigies de la démocratie – y compris dans des pays où les risques sont majeurs – n’a pas été sans effet sur les médias eux-mêmes. D’abord associés, après coup, à certaines publications de ces documents et scandales d’envergure (Wikileaks, Panama papers, etc.), certains journalistes et médias ont choisi de renouer avec cette mission d’enquête et de révélation. Mieux, ébranlés par tous ces lanceurs d’alerte qui – sans protection aucune -, montraient la voie, plusieurs médias ont décidé de travailler, en amont, à la collecte et au traitement de données massives et confidentielles. En quelques années, ce vaste mouvement de dénonciation civique a permis à de nombreux médias de renouer – au-delà de la seule logique du « scoop » – avec les exigences et la philosophie de « salut public » porté par du journalisme d’investigation..
En France, cette tendance a gagné y compris les médias de l’audiovisuel public traditionnellement très liés au pouvoir de tutelle. L’émission de la télévision publique française « Cash Investigation », d’Élise Lucet (France 2) en est l’un des porte-drapeaux. Mais depuis quelques années déjà, d’autres médias se sont engouffrés dans ce sillage en France. Plus largement, tout se passe comme si, depuis le début des années 2000, aux États-Unis comme en Europe, mais aussi en Afrique, la mission investigatrice du journalisme faisait son grand retour. La raison de ce phénomène est simple : l’assimilation forcée des médias dans la « bulle médiatique » a poussé le journalisme vers de nombreuses dérives, en les conduisant loin de leur utilité sociale. En réaction, des journalistes ont souhaité recentrer leur travail autour de l’indépendance, voire de l’impertinence, au profit d’une réhabilitation du « droit de savoir » de chaque citoyen.
En France, la première émission d’Élise Lucet, « Pièces à conviction », est lancée en 2000, avant de devenir « Cash Investigation » en 2012 puis « Envoyé spécial » en 2016. De son côté, le site « Médiapart » est fondé en 2008 par Edwy Plenel, ancien directeur de la rédaction du journal « Le Monde » (1). Par la suite, sur ces deux modèles centrés sur le retour de l’investigation, de nombreux autres médias se sont lancés, en France – « Disclose », « Blast », etc -, comme ailleurs dans le monde. Lutte contre la publicité, voire refus de toucher des aides de l’État à la presse, transparence sur la ligne éditoriale, l’actionnariat et les objectifs du travail journalistique (chartes éthiques), choix de l’indépendance et de l’impertinence face aux connivences et duplicité acceptées par d’autres médias « poids lourds »… Un mouvement de refondation du rôle et des outils de l’investigation a vu le jour.
En 2020, cette lente reconstruction du journalisme d’investigation est arrivée à un premier stade de maturité. Depuis sa création en 2013, la chaîne « Thinkerview » (sur Youtube) propose des entretiens en face-à-face qui aident à mesurer les enjeux et le chemin parcouru dans ce domaine en France. Les entretiens (2) avec des journalistes aussi divers qu’Élise Lucet, Edwy Plenel, Denis Robert, Natcha Polony ou encore Daniel Schneiderman constituent une vaste galerie éloquente sur les enjeux de cette mutation de l’espace médiatique hexagonal. La promotion de cette dimension singulière de l’enquête a aussi permis de redéfinir les contours de la notion d’ « utilité sociale » du journalisme. Depuis 2010, la création de nouveaux médias comme « Extra Muros », « Reflets », « Marsactu », etc. tous acteurs de révélations récentes -, atteste d’une vitalité nouvelle au sein de l’espace médiatique.
Ailleurs dans le monde, en Afrique notamment, mais aussi dans les pays arabes, des confrères journalistes, pris dans l’étau de régimes autoritaires et liberticides, ont également choisi la voie de l’investigation. Des réseaux se sont créés ou renforcés, comme le GIJN (Global Investigative journalism network) fondé en 2003 (3) ou le ICIJ (Consortium International des journalistes d’investigation) fondé au départ en 1997 par le Center for public integrity (CPI) américain, avant de devenir indépendant en 2017 (4). En Afrique de l’Ouest, le réseau CENOZO – du nom du journaliste burkinabé Norbert Zongo, assassiné en 1998 -, développe un maillage transnational de journalistes d’enquête basés dans différents pays africains. Ses récentes révélations de corruption au sein du Ministère de la Défense du Niger témoignent du dynamisme de ce réseau (5). Citons aussi un nouveau venu : l’EIF (Environmental Investigative Forum), un réseau international des journalistes d’investigation dans le domaine environnemental. Notons enfin la récente création du PAJI (Prix africain du journalisme d’investigation) dont la première édition s’est déroulée en novembre 2021 à Ouagadougou (6). C’est une autre façon de promouvoir et de protéger le journalisme d’investigation en permettant à ses défenseurs et acteurs de sortir du huit clos judiciaire que leur imposent les États.
Plus globalement, la loi permet-elle, aujourd’hui plus qu’hier, de protéger ces journalistes d’investigation, en Afrique comme ailleurs ? Dans de très nombreux pays, ce type d’arsenal (législatif) de défense des droits des journalistes est quasi inexistant ou sabordé par les autorités elles-mêmes. Il revient pourtant aux États de protéger la liberté d’information… En France, la jurisprudence de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse a progressivement permis de protéger cette forme de journalisme. Mais rien n’est définitivement acquis. Comme l’ont récemment expérimenté sept journalistes français – Ariane Chemin (Le Monde) Benoit Collombat (Radio France) Geoffrey Livolsi, Mathias Destals et Michel Despratx (Disclose) Valentine Oberti, son preneur de son (Bangumi pour Quotidien) – tous convoqués en 2019 dans les bureaux de la Direction Générale de la Sécurité Intérieure (DGSI).
L’enjeu de ces entretiens ? La protection des sources de ces confrères qui, de la vente d’armes aux Saoudiens (avec le conflit au Yémen) jusqu’aux méandres de l’affaire Benalla, travaillaient tous sur des sujets sensibles (7). À l’époque, ces entretiens ont inspiré à France Inter une émission sur le thème « Le journalisme d’investigation est-il menacé ? ». Mais d’autres pressions s’exercent contre ce « droit » d’enquête, plus discrètes. Comme cette loi française renforçant le « secret des affaires », et adoptée en juillet 2019 en dépit des directives européennes sur le sujet. De façon délibérée, ce texte limite l’accès à l’information et constitue une véritable « protection » pour tous ceux qui naviguent – en marge des lois – dans le vaste monde des affaires… On peut donc officiellement reconnaître le droit à l’investigation journalistique, tout en multipliant les obstacles (légaux) à sa mise en œuvre…
OLIVIER PIOT est journaliste et grand reporter, spécialiste de l’Afrique et du Moyen-Orient et fondateur (en 2015) de la plateforme franco-africaine Médias & Démocratie (M&D). Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont deux sur la révolution en Tunisie et trois sur les questions kurdes au Moyen-Orient (Syrie, Iran, Irak) et la Turquie. Son prochain ouvrage (L »Afrique noire de France » est à paraître en 2023.
NOTES
(1) Voir : https://www.mediapart.fr/
(2) Voir : https://www.thinkerview.com/
(3) Voir : https://gijn.org/a-propos-2/
(4) Voir : https://www.icij.org/
(6) Voir : https://paji-nz.com/
(7) Voir : https://www.franceinter.fr/emissions/profession-reporter/profession-reporter-26-mai-2019
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DES « INTESTINS » POUR GAGNER DE LA PLACE
1 La pression « citoyenne » de ces nouvelles vigies de la démocratie – y compris dans des pays où les risques sont majeurs – n’a pas été sans effet sur les médias eux-mêmes
2 l’assimilation forcée des médias dans la « bulle médiatique » a poussé le journalisme vers de nombreuses dérives, en les conduisant loin de leur utilité sociale
3 Mais d’autres pressions s’exercent contre ce « droit » d’enquête, plus discrètes