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Entretien avec l’écrivain, Mokrane Maameri: « L’écrivain a toujours l’intuition des urgences de son époque »

Mokrane Maameri est auteur de quatre ouvrages publiés en France Algérie. Son souhait, voir son œuvre éditée et distribuée en Algérie. Car malgré l’écriture en exil, son œuvre reste entièrement chevillée au pays qui l’a vu naître. Dans cet entretien, il nous parle de son parcours et de quelques aspects de son œuvre qu’il compte étoffer de deux nouveaux ouvrages en 2023. 

L’Express : Tout d’abord présentez-vous à nos lecteurs ?

Mokrane Maameri : Je suis né à Tala-Toulmouts, un village situé à 10 km à l’est de la ville de Tizi-Ouzou. Une vallée qui non seulement fertile et paisible avec une vue imprenable sur la Colline, mais aussi elle est chargée d’histoire. Elle servait de plate-forme aux combattant pendant  la guerre, avec un étrange paradoxe, puisqu’à quelques lieux de là se trouve le champ d’aviation, base aérienne de l’armée coloniale d’où décollaient les hélicoptères pour larguer des bombes sur les oliviers et les forêts, refuges des maquisards. Aujourd’hui le champ d’aviation est devenu, la zone industrielle Aissat Idir, moudjahid et fondateur  en 1956 de l’UGTA (Union Générale des Travailleurs Algériens). 

J’y ai passé mon enfance et mon adolescence.  Après l’obtention de mon diplôme en dessin industriel à Alger et après m’être libéré de toute obligation du service militaire, je suis parti en France, à Paris, précisément, pour joindre mon père ouvrier chez Renault. J’ai suivi un double cursus universitaire avec deux diplômes à la clé : d’abord en droit privé des affaires puis en  littérature (Lettres Modernes) Bac + 5 à la Fac Sorbonne. Ces études universitaires m’ont beaucoup aidé à m’ouvrir au monde.  

On voit que votre parcours est atypique. Vous avez fait en Algérie des études en dessin industriel et vous vous orientez vers la littérature en France. Qu’est-ce qui a motivé ce changement de cap ?

Á mon arrivé en France si jeune, disant un peu naïf et sans repères, je me sentais un peu dépaysé. J’avais du mal à m’acclimater à l’environnement auquel s’ajoutent les tracas administratifs et les discriminations. Á commencer par mon diplôme algérien jamais reconnu en France sous prétexte qu’il n’existe pas d’accord intergouvernemental pour la reconnaissance des diplômes algériens en France. Enfin, j’avais l’impression de vivre l’atmosphère des romans de l’écrivain Kafka  avec l’absurdité bureaucratique. J’avais aussitôt agi changeant de cap et d’orientation pour suivre un cursus en droit.  À vrai dire, l’idée des études en droit, c’était juste un moyen de défense, me défendre d’abord et défendre les autres.  

Quant à la littérature, je pense que nul ne peut échapper à son destin. Enfant, ma mère me disait que j’ai un regard rêveur et pensif. En effet, passionné de la beauté esthétique, de la nature, des objets et fantasques. J’aimais aussi lire et écrire de la poésie en Arabe, en Français et en kabyle. Je garde encore mes cahiers d’écolier et mes journaux intimes des années d’Or de mon enfance au village. L’écriture, sans vraiment penser à publier un jour ou à en faire un métier, me collait à la peau, courait dans mes veines et dans mon sang. Ecrire, c’est comme respiré de l’air pur.  

Donc, ce n’était qu’un juste retour à mes premières tendances, à ce qui a fait l’essence de mon caractère. C’est pourquoi le choix du double cursus (Droit-Littérature). Je voulais donner de l’épaisseur académique à mes écrits. Les choses se sont accélérées à la parution de mon deuxième livre « L’éveil de l’Horizon » en 2014 aux éditions Belelan. Ce livre, un recueil de quatre nouvelles a été plébiscité par la critique. Á ce moment-là, j’ai pris conscience de ma vocation d’écrivain. 

Vous avez jusqu’à maintenant à votre actif quatre ouvrages. Sont-ils disponibles dans les librairies en Algérie ?

C’est là que le bât blesse. Mes ouvrages se trouvent-ils en Algérie ? C’est la question que se pose la diaspora algérienne en France, Canada ou ailleurs. Il m’arrive parfois de rencontrer des écrivains algériens qui exposent leurs ouvrages dans divers salons du livre en Europe et je leurs pose la même question, évidemment la réponse est négative ! Les libraires en Algérie souffrent beaucoup. Pourtant elles sont les principaux partenaires des éditeurs et aussi le chainon important de l’industrie du livre mais malheureusement excédés par les  différents charges. Mais je reste optimiste, je fais confiance aux acteurs du livre en Algérie. Les choses bougent. J’ai des contacts et je m’y rendrai bientôt.      

Votre dernier ouvrage « L’écume des affects » semble un clin d’œil, par le titre à Boris Vian et par la forme à Pétrarque, n’est-ce pas ?

Ce n’est pas faux. Je me souviens comme si c’était hier de la chanson intitulée « Monsieur Le président » interprétée par feu Matoub Lounes. Et quand je suis arrivé en France, je découvre qu’elle appartient à Boris Vian. Je me suis tout de suite intéressé sur son œuvre et notamment son roman « L’Écume des jours » publié en 1947 et son recueil de poésie « Vian Cent sonnets », Ed, Christian Bourgeois, Paris, 1984. La découverte de cet immense écrivain, poète et parolier m’a bouleversé  allant jusqu’à approfondir mes connaissances sur le Sonnet qui est une forme strictement codifié, avec des variantes. Elle demande un effort intellectuel. Dés lors, j’ai bûché  en épuisant mes forces pour comprendre cette forme. En réalité, mon fil rouge demeure son inventeur qui n’est que le poète humaniste  Francisco Pétrarque, un italien né en 1304 et  mort en 1374. Je me suis alors prêté à l’exercice avec la parution de « L’Écume des affects ». Le texte bien qu’écrit en Français, a une âme algérienne de Kabylie.  Ça se ressent à sa lecture.      

Vous privilégiez la poésie et la nouvelle pour vous exprimer. Le roman ne vous tente pas ?

Je vais peut-être surprendre. Honnêtement j’écris sans privilégier un genre au détriment de l’autre. Bien que les six principaux genres littéraires existant se distinguent tous et dans la forme et dans le fond. Par exemple, j’ai lu  « Les vigiles » de Tahar Djaout qui  appartient comme on le sait au genre  roman ,pourtant j’étais surpris de voir dans ce roman un mélange de genres. C’était tellement beau et magnifique à lire. Dans cet ouvrage, on y rencontre le genre épistolaire, le genre poétique, le genre narratif, le genre argumentatif. D’autant plus que Tahar Djaout était un mathématicien de formation. Cet ouvrage est un chef-d’œuvre. Il devient de fait un « médiateur » entre le lecteur et le monde. Il s’est impliqué dans la littérature moderne, car il faut être doté d’une conscience supérieure ou être un génie pour faire cela : plusieurs genres dans un genre, il faut oser. 

Pour revenir à la question, si le roman ne me tente pas.  Je tiens à vous informer que ce que j’ai publié, ce n’est qu’un début. J’aime prendre mon temps pour ne pas le laisser me guider à sa guise. Reculer, prendre l’élan pour mieux sauter, c’est conseillé. Les romans, les essais et le théâtre sont prêts à être édités. Deux ouvrages de genres différents sont prévus en cette année 2023, l’un, c’est un récit autobiographique de mes années algériennes, l’autre, un essai sur la littérature algérienne depuis 1857 à nos jours. Les romans suivront si le Dieu le veut. Ce n’est qu’une question de calendrier.   

Sauf que je suis trop exigeant avec moi-même. Après tout, c’est ça être un artiste. Je pense qu’il ne faut jamais se précipiter à publier. L’art a besoin de la patience. Le lecteur mérite aussi qu’on lui présente du bon travail. Personnellement, au moment de l’écriture, je pense aux  lecteurs. Je ne veux pas décevoir les lecteurs. La réception d’une œuvre n’est pas seulement déterminée par la relation livre-auteur au sens strict (tout ne se repose pas entre un livre objet et un individu), mais par les interprétations que se font les chroniqueurs, les analystes et les lecteurs. Et comme on dit dans le jargon populaire, « mieux vaut la qualité que la quantité », n’est ce pas ?     

À lire certains de vos textes, on ne peut pas s’empêcher de vous classer dans le courant naturaliste ? Vous revendiquez-vous de courant ?

J’aime plutôt concilier le naturalisme et le réalisme. Mes études en Droit et science politique m’ont beaucoup influencé  Pour moi, c’est une manière de réenchanter la littérature pour lui donner la charge de d’histoire, de durée, de mémoire. Je crois aussi aux influences magiques de nos ainés ou plutôt des romanciers de la littérature algérienne, Mohamed Dib, Kateb Yacine, Mouloud Mammeri et j’en passe. Vous savez un livre est considéré comme un objet d’art et tant que tel on peut le comparer à une fenêtre ouverte sur le monde où l’esthétique du beau se joint à l’interprétation qu’on se fait pour tenter d’approcher les saveurs et par là le goût des autres courants. 

L’auteur ne se contente pas de vivre ou d’habiter son monde, mais aussi de le rêver et le faire rêver. Parfois, je fais confiance aux rêves, à l’observation, car je suis de ceux qui pensent que la nature est une bouche qui parle. Être en communion avec elle, permet qu’elle nous renvoie des signes pour décoder son silence, il faut être à l’écoute. Les naturalistes prolongent le réalisme. Ils proposent des formes de vie possible en dépit des catastrophes humaines qui ne cessent de briser des vies. 

Bien au-delà des théories, mes textes restent une poétique qui intègre les fables, l’amour, l’imagination, le fantastique, la science-fiction, l’invisible, l’indicible, l’impensable. Pour tout dire, je ne me refuse rien, mais je reste lucide, et être lucide me rend intensément libre. Quand j’écris les fenêtres de la créativité restent grandement ouvertes. Je ne m’échappe pas aux chants d’oiseaux. (Rires)

Décrire ce qu’on voit, peindre la réalité sans fioritures, ni exagération, coucher sur le papier ce qu’on ressent devant les injustices et les misères du monde… on peut considérer cela comme du militantisme. En écrivant, vous militez, n’est-ce pas ?

L‘art en général et particulièrement l’écriture, c’est du militantisme au sens noble du terme. L’écrivain a toujours l’intuition des urgences de son époque. Et les urgences du moment sont très particulières et complexes. Pour mémoire ,le mouvement de la littérature d’urgence est né en Algérie, il est porté haut par deux grands écrivains Assia Djebar et Tahar Djaout C’était le surgissement d’un groupe d’écrivains dans les années 1990. Ceci étant, il faut écrire sur ce qui nous met mal à l’aise : « Mal nommer les choses c’est ajouter au malheur du monde » avait écrit Albert Camus.

C’est au moment de l’écriture que je peux sentir si mes textes sont sur la bonne voie ou s’ils nomment progressivement les choses sans me demander mon avis. J’ai a priori une grande part de jeu littéraire, bien sûr, et un évident plaisir à partager le destin tantôt douloureux tantôt joyeux de mes personnages fictifs qui vivent péniblement. Á partir de là j’essaie de me mettre dans la peau ou dans la tête des personnages pour mieux les comprendre. Je suis en quelque sorte empathique.    

Qu’est que vous dénoncez le plus à travers vos ouvrages ?

Je ne dénonce rien, et si c’était le cas, libre au lecteur et lectrice d’’interpréter et la narration et le ton. Mes textes sont esthétiques. C’est de la littérature, mais je continue à réaffirmer la valeur inestimable de chaque personnage que je crée dans mes livres, et spécialement les plus déshérités, en somme les oubliés de l’histoire, les taiseux. C’est à eux que je pense. Je veux rendre à travers ma plume leur humanité qui me semble leur était confisqué par des néo- mercantiles, voire des fossoyeurs. Dans le recueil de nouvelle « L’éveil de l’horizon » paru en 2014, mes personnages font preuve de résilience. Ils se ressemblent et sont souvent à la quête de vérité et de justice.  

En tous les cas, l’une des qualités la plus haute de ma littérature c’est de faire voir ce qu’on ne voit pas, ne se voit pas ou qu’on ne veut pas voir. Mais je crains que le regard soit déjà abîmé dans l’indifférence. Ce qui se joue dans cette qualité, c’est le courage et l’honnêteté de le dire ou de dénoncer les ingratitudes qui, malheureusement  risqueraient de perdurer  dans le temps et dans l’espace. Ainsi, je fais avec mes écrits une immersion parfaite et lucide dans le malheur de mes personnages. Des personnages qui se battent pour faire leur place ici ou ailleurs, dans leurs pays de la débrouille et de la solidarité aussi, loin des parcours rectilignes, pour donner à voir. Des personnages qui s’arrachent pour y arriver tout en étant conscient des inégalités. 

Vous avez beaucoup voyagé et de vos voyages vous récoltez toujours des moissons poétiques et autres. Le voyage est-il un bon carburant pour écrire ?

J’aime beaucoup voyager surtout par train, en voiture ou en autobus mais pas en avion ou on est obligé de se calfeutrer dans un coin et voir le même décor durant le vol qui parfois dure des heures. Un vol en Airbus Paris Alger ou Paris vers d’autres villes dans l’espace européen maximum trois heures de trajet, c’est supportable. Mais le long trajet ou vous vous  blottissez contre la paroi d’un Airbus sans hublot, c’est souffrir, pas de beaux paysages pas d’inspiration à part la peur au ventre. 

Anecdote, je me rappelle de mon premier voyage, il y’a vingt ans de cela en avion Paris-New York, huit heures de vol. J’avoue que ce voyage m’a marqué. Je m’ennuyais grave à tel point qu’une fois sur place, je ne voulais pas revenir. C’était terrifiant, je n’arrivais même pas à me concentrer, ce n’est ce que pour lire. 

Oui, on dit que les voyages forment la jeunesse. Je confirme mais pas que. Pour preuve, ce Sonnet « l’Écume des affects » est écrit lors de mes voyages que soit en Algérie ou ailleurs dans ce petit bas monde que je qualifierai volontairement de «village planétaire.» J’aime aller à la rencontre des gens de divers horizons et de diversité culturelle, de religion. Je partage avec eux. Je m’enrichis à chaque fois que j’entends ou que je vois quelque chose de nouveau ou d’impressionnant. Je cause et prends note. Je me transforme en un peintre qui marche ou qui voyage, et là ou il trouve l’inspiration il pose son chevalet pour quelques jours, le temps d’un tableau.         

Le dernier mot me revient toujours après avoir écouté, échangé, partagé, car quand je veux décrire le coucher de soleil, je me concentre d’abord à entendre comment ma mère en aurait parlé, et c’est l’Énergie de sa kabylité qui me donne ma place. Je veux dire par là que mes écrits restent toujours d’inspiration algérienne. 

Vous avez fait un voyage autour de l’Europe, de l’Amérique… vous avez même fait un voyage autour de soi, quand allez-vous faire un voyage au bout de la nuit ? Rires.

Merci d’évoquer Louis-Ferdinand Céline, grand écrivain que j’adore ! bien que contesté par certains. Je dis merci parce que je me rappelle pour avoir travaillé sur son ouvrage que j’ai exposé devant un panel d’invités, étudiants et enseignants quand j’étais étudiant en littérature à la fac. L’ouvrage en question c’était « Voyage au bout de la nuit » et cela m’a valu beaucoup d’ennuis (…) 

Quant à mon ouvrage « Voyage autour de soi » le troisième paru en 2016, il ne s’agit ni d’une malheureuse influence ni d’arrière pensée et non plus un clin d’œil à Céline. C’est juste un récit-roman dans lequel je parlais du quotidien d’un émigré algérien dont le pronom personnel « Je » est omniprésent.  Ce récit textuel de la personnalisation littéraire dans cet ouvrage je l’ai introduite comme un besoin indispensable, parfois quelque peu extravagante, datée, logée entre le nouveau roman que défendait les écrivains français et le roman contemporain algérien ou maghrébin. 

« Voyage autour de soi » est un substrat énonciatif de portée générale qui repose notamment sur la réaction de l’auteur en se mettant à la place des autres. Sur le champ littéraire l’ouvrage peut s’analyser comme une mise en question de la littérature reportage ou journalistique né au début les années 1920 1930. La confrontation événement et les aléas de la vie sont présentes dans l’ouvrage : les points de vue, pour mieux penser par le vécu, puis par l’énonciation dans ses rapports aux faits et aux émotions. C’est un témoignage pour offrir matière à réflexion aux lecteurs profanes ou avertis. 

Je vous laisse conclure

Je tiens à vous remercier vivement pour cet agréable entretien, et surtout pour m’avoir ouvert les colonnes de votre journal pour m’exprimer à cœur ouvert. Mon grand merci va aussi à la direction et responsables du journal  « L’Express ». Longue vie à vous et à ce journal car on a besoin de vous pour nous éclairer, comme dirait le grand poète « chaâltagh tafat n’fud an wali » (allumez la lumière, on a soif de voir.) Et cette lumière c’est vous les journalistes. J’aimerai aussi remercier les lecteurs et lectrices du journal « L’Express », sans oublier mes lecteurs et ami.es à qui je promets une belle aventure littéraire. 

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