Pr. Boutaleb Kouider est titulaire d’un doctorat de 3°cycle de l’Université de Lille, France, (1982) et d’un doctorat en sciences économiques de S.G.P.I.S Varsovie, Pologne, (1990). Il analyse de manière approfondie l’impact de la guerre en Ukraine sur l’économie mondiale. Concernant l’Algérie, il explique que trois objectifs fondamentaux doivent être poursuivis.
L’Express : La guerre en Ukraine menace l’économie de nombreux pays, notamment les économies en transition. Quels sont les secteurs les plus touchés?
Pr. Boutaleb Kouider : Le conflit armé entre la Russie et l’Ukraine représente une autre menace majeure pour l’économie mondiale alors qu’elle ne s’est pas encore relevée complètement de la récession engendrée par la pandémie du coronavirus 19. On s’accorde à reconnaitre que l’ensemble de l’économie mondiale va ressentir les effets du ralentissement de la croissance et de l’accélération de l’inflation à des degrés divers dans le monde entier. Parmi les marchés émergents et les économies en développement, la croissance devrait chuter de 6,6 % en 2021 à 3,4 % en 2022, bien en deçà de la moyenne annuelle de 4,8 % sur la période 2011-2019. L’impact économique du conflit armé entre la Russie et l’Ukraine a un impact majeur sur au moins trois secteurs clés de l’économie mondiale : le secteur des biens alimentaire, l’énergie et les finances. C’est d’abord sur le secteur des biens alimentaires que les conséquences du conflit armé entre la Russie et l’Ukraine se feront le plus sentir pour de nombreux pays à travers le monde, notamment les plus démunis comme c’est le cas de nombreux pays africains, qui dépendent fortement des importations alimentaires en provenance d’Ukraine et de Russie. La Russie et l’Ukraine, sont en effet des acteurs majeurs de l’exportation de blé et de tournesol vers l’Afrique. Selon l’Organisation mondiale du commerce, 35 pays africains sont fortement dépendants des céréales d’Ukraine et de Russie. L’Afrique du Nord (Algérie, Égypte, Libye, Maroc et Tunisie), le Nigéria en Afrique de l’Ouest, l’Éthiopie et le Soudan en Afrique de l’Est, et l’Afrique du Sud représentent 80 % des importations de blé. Ces pays, et ils sont nombreux ont déjà subis et subissent toujours des contraintes d’approvisionnement dues aux perturbations dans la chaîne d’approvisionnement et le relèvement sans précédents des prix du blé, du maïs et du tournesol qui ont augmenté dès le début du conflit armé entre la Russie et l’Ukraine, ce qui fait craindre qu’il n’augmente encore le coût des aliments à l’échelle mondiale. La Russie et l’Ukraine, autrefois appelées « le grenier de l’Europe », exportent plus du quart (25%) de la production mondiale de blé, un cinquième du maïs et 80% de l’huile de tournesol.
D’autre part, la Russie est également l’un des plus grands exportateurs d’engrais au monde. Leur coût avait déjà augmenté en raison des pénuries inhérentes aux sanctions imposées par les occidentaux sur les exportations de la Russie, et, il est de plus en plus à craindre qu’une pénurie mondiale d’engrais n’entraîne une hausse des prix des denrées alimentaires, avec des répercussions sur la production agricole et la sécurité alimentaire. Le coût des aliments a augmenté de 50 % depuis le début de 2022. La flambée des prix alimente une crise mondiale du coût de la vie, affectant de manière disproportionnée les pays en développement. Les communautés d’Afrique, d’Asie, d’Amérique latine et du Moyen-Orient dans lesquels le poids des rubriques alimentaires dans le panier de consommation est très élevé ont été gravement touchées, les ménages déjà vulnérables en payant le prix le plus élevé. C’est ensuite le secteur de l’énergie qui est touché de plein fouet. Les sanctions occidentales contre la Russie, troisième plus gros producteur d’hydrocarbures dans le monde, avec 10,5 millions de barils par jour (derrière seulement les États-Unis et l’Arabie saoudite) et ses exportations représentent 11 % du total mondial (la Russie est le deuxième exportateur mondial de pétrole et le premier exportateur de gaz naturel (25 %), ont provoqué une hausse sensible des prix de l’énergie, avec son cortège de conséquences inflationnistes. C’est ainsi que depuis le début du conflit, les contrats à terme sur le pétrole et le gaz naturel, en plus d’une forte volatilité, reflètent une certaine tension à moyen terme (2023 et 2024). Concernant les pays développés, ceux sont les pays européens qui sont le plus impactés par le conflit armé entre la Russie et l’Ukraine pas seulement pour des raisons de proximité mais surtout pour le facteur essentiel de croissance qu’est l’énergie Cela a beaucoup plus affecté donc l’Europe que les États-Unis parce que l’Europe est dépendante de la Russie pour ses approvisionnements énergétique alors que les USA sont exportateurs d’hydrocarbures notamment le gaz de schiste qui tente de se substituer en Europe au gaz de la Russie à des prix nettement supérieurs Le problème, ce sont donc surtout les liaisons énergétiques, avec l’Europe en premier lieu, puisque l’Europe est son principal marché de vente. Les pays européens sont quasiment tous à des degrés divers dépendant de la Russie qui est la source de 20 % des importations totales de pétrole et de 35 % du gaz naturel de la région. La Russie se distingue aussi comme important partenaire commercial dans le secteur minier et dans la fabrication de coke et de dérivés raffinés du pétrole, où elle représente respectivement 21 % et 42 % des importations totales de l’UE-27 en ces secteurs. Cette forte dépendance apparaît non seulement dans les pays les plus proches des frontières russes, mais aussi dans les grands pays de l’Union, comme l’Allemagne, la France ou l’Italie, avec des pourcentages compris entre 13 % et 20 % dans le secteur de l’énergie, des mines et entre 15% et 24% dans le raffinage du pétrole. Anticipant que l’inadéquation entre l’offre et la demande ne sera pas résolue immédiatement. La hausse des prix de l’énergie suite aux sanctions imposées à la Russie, conjuguée aux perturbations des chaînes d’approvisionnement, ainsi que la hausse des coûts de nombreuses matières premières, ont fait grimper le prix des aliments et d’autres biens et services de base et poussé l’inflation à des sommets historique. Cette hausse des prix de l’énergie a réduit les revenus réels, augmenté les coûts de production, resserré les conditions financières et limité la politique macroéconomique, en particulier dans les pays importateurs d’énergie. Le secteur financier (l’effet sur les marchés financiers). Peu de temps après le début du conflit armé entre la Russie et l’Ukraine, les marchés financiers en Europe et en particulier en Russie se sont effondrés. À mesure que le conflit se déroule, les marchés devraient connaître une volatilité accrue, selon les experts. Cela n’affecterait pas seulement les grands investisseurs, mais aussi les personnes qui, par exemple, épargnent pour une pension, qu’elles soient privées ou publiques, dont l’épargne est investie en bourse. Cela a provoqué un changement dans la politique de communication des banques centrales et une forte augmentation du rendement nominal exigé par les investisseurs sur l’ensemble de la courbe des taux d’intérêt pour compenser les risques inflationnistes. Dès lors, une plus grande agressivité dans le rythme de normalisation de la politique monétaire est déjà escomptée. Par conséquent, à court terme, on se dirige vers un scénario très différent de celui des dernières décennies et la clé est de savoir comment la conjonction des taux d’intérêt, de l’inflation et de l’incertitude va interagir à des niveaux beaucoup plus élevés que ce à quoi les économies étaient habituées. S’il ne sera pas aisé pour la politique économique de protéger les revenus des agents les plus vulnérables, de répartir équitablement la perte d’activité engendrée par un choc d’offre, de permettre aux prix d’envoyer les signaux appropriés pour rééquilibrer les marchés les plus touchés par la guerre et d’éviter un second effet sur l’inflation, cela ne sera pas sans provoquer un net ralentissement de l’activité compte tenu de la nécessité de normaliser la politique monétaire.
Dans les pays développés, la situation est également compliquée : l’économie y ralentit après une période de croissance très rapide liée, entre autres, à la forte croissance du crédit et aux conditions monétaires globalement accommodantes. Cela montre que l’adaptation des marchés a été insuffisante, que l’économie n’a pas pu résister aux effets de la guerre. Quel est votre avis là-dessus?
La croissance dans les économies développés a fortement ralentie, passant de 5,1 % en 2021 à 2,6 % en 2022. La croissance devrait encore ralentir pour atteindre 2,2 % en 2023, reflétant en grande partie le retrait du soutien des politiques monétaire et budgétaire fourni pendant la pandémie. Et les perspectives de croissance économique mondiale sont confrontées à une combinaison unique de vents contraires, suite au conflit armé entre la Russie et l’Ukraine, la hausse des taux d’intérêt pour contenir l’inflation et les perturbations des chaînes d’approvisionnement. Cela est vrai tant pour les économies avancées que pour les économies de marché émergentes, ce qui souligne la nature mondiale du ralentissement économique. Comme le montre de nombreux rapports, l’environnement politique macroéconomique est entouré d’une incertitude inhabituelle. Ceci étant, le conflit armé entre la Russie et l’Ukraine représente globalement un changement structurel dans le scénario international qui modifiera toutes les dynamiques géopolitiques présentes depuis la chute du mur de Berlin. Un événement de cette ampleur aura des effets sur le comportement du cycle d’activité à court terme, mais en même temps, il peut impliquer une altération des tendances de fond qui ont défini le comportement de l’économie dans les dernières décennies. Le retour à la politique des zones d’influence autour de deux grands blocs constituerait une menace pour le processus de mondialisation tel qu’il s’est façonné depuis l’incorporation de la Chine dans la chaîne de production mondiale. Par conséquent, l’augmentation du risque politique aura un impact sur l’économie à travers une multitude de canaux : prix des matières premières, liens commerciaux, incertitude ou stabilité financière. Mais elle peut aussi provoquer des changements structurels dans l’économie mondiale, notamment en raison de son incidence sur l’offre.
Quels devraient être les principaux moteurs de la croissance mondiale dans les toutes prochaines années ?
Il est très courant d’entendre dire que le moteur de l’économie mondiale est la Chine, ou qu’il s’agit d’un groupe de pays émergents appelés les BRICS : le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et Afrique du Sud qui représentent désormais plus de 30 % du PIB mondial et ne cesse de progresser . L’idée est que ce sont eux qui ont maintenu l’économie mondiale, générant de l’activité partout, et beaucoup s’attendent à ce qu’ils continuent à le faire à l’avenir, donc peu importe si les pays développés stagnent, car ces pays (les BRICS) continueront à fournir du travail pour le monde. Mais la vérité est qu’aucun de ces pays n’est vraiment un moteur de l’économie mondiale. En effet si on se fie à la thèse qui dit que pour générer une activité en termes nets, un pays doit être un acheteur net sur les marchés internationaux, c’est-à-dire qu’il doit acheter plus qu’il ne vend sur ces marchés. Les moteurs seraient alors les acheteurs nets, ceux qui importent plus qu’ils n’exportent, et non les vendeurs nets. Les premiers génèrent une demande insatisfaite sur les marchés internationaux ; les secondes le remplissent. En 2008, le plus grand moteur, celui qui achetait 40 % de la demande nette sur les marchés internationaux avant la crise, était les États-Unis. Les autres moteurs : l’Espagne, l’Italie, la France, la Grèce, l’Australie, la Turquie et le Royaume-Uni avec les États-Unis, représentaient 69 % de la demande non satisfaite sur les marchés internationaux en 2008. La Chine, l’Allemagne, le Japon, l’Arabie saoudite, la Russie et la Norvège ont répondu à 69 % de cette demande, soit presque l’équivalent de ce que demandaient les moteurs susmentionnés. Le Brésil et l’Inde ne figurent pas sur cette liste. Ces pays achètent plus qu’ils ne vendent, ils pourraient donc être considérés comme faisant partie des moteurs, mais ils le font en quantités trop faibles pour être significatives sur la scène mondiale. En fait, la chute du commerce international en 2009, qui a transmis la récession au monde entier, a été l’une des conséquences de la réduction du déficit américain et de plusieurs autres des pays Européens , Allemagne, France, Grande Bretagne, Espagne, Italie entre autres. Alors que les importations américaines ont chuté, les exportations de la Chine et de plusieurs autres pays excédentaires ont chuté, et les importations de ces pays ont également chuté, ce qui a entraîné une baisse des prix des produits de base. L’économie américaine s’est quelque peu redressée en 2010, avec laquelle son déficit des exportations sur les importations s’est à nouveau creusé, les exportations chinoises ont de nouveau augmenté, les prix des produits de base ont renoué avec leur boom. En d’autres termes, comme auparavant, le boom latino-américain, à titre d’illustration, a continué de dépendre de la demande américaine, médiatisée par la Chine. L’Amérique latine envoie des produits primaires en Chine, où ils sont transformés et transformés en biens industriels, et exportés vers les États-Unis et le monde entier. Bien sûr, si la demande américaine chute, étant si importante en termes nets, le processus s’inversera et le boom latino-américain prendra fin. La question est la suivante : combien de temps les États-Unis et d’autres grandes économies pourront-ils continuer à importer beaucoup plus qu’ils n’exportent ? La réponse n’est pas longue. Lorsqu’une économie importe plus qu’elle n’exporte, la différence est payée par la dette. Ces pays pourront continuer à importer beaucoup plus qu’ils n’exportent tant qu’ils supporteront une dette croissante. Ces pays ne peuvent plus supporter beaucoup plus de dettes. Ils devront se stabiliser. Et stabiliser, c’est ne plus avoir un déficit aussi important entre les importations et les exportations, c’est-à-dire cesser d’être un moteur pour le reste du monde. Cela soulève une deuxième question : les BRIC peuvent-ils devenir eux-mêmes des moteurs, important plus qu’ils n’exportent ? La réponse est probablement non, du moins pas dans la mesure où les pays puissants l’ont fait ces dernières années, car les conséquences négatives d’une telle action sont évidentes pour tous. Après tout, il y a quelques années à peine, au tournant du siècle, la dette américaine était à son plus bas niveau depuis des décennies et le gouvernement affichait des excédents budgétaires. Il en fut de même de l’Espagne, de la France, de l’Italie, du Royaume-Uni et de bien d’autres pays qui, dans les années suivantes, se livrèrent à des emprunts excessifs. Aujourd’hui, le poids de leurs dettes est l’un des plus grands obstacles à leur croissance dans un avenir immédiat.
Et l’économie algérienne dans tout cela…
Le conflit armé entre la Russie et l’Ukraine et ses conséquences géopolitiques et stratégiques met tous les pays en demeure de se reconstruire pour plus de résilience face aux chocs extérieurs Concernant l’Algérie, trois objectifs fondamentaux doivent être poursuivis. La sécurité alimentaire : le pays demeure toujours un grand importateur de produits alimentaires, facture qui dépasse les 8 milliards de dollars US, financés par les revenus en moyens de payement extérieurs tirés de la vente des hydrocarbures. La décomposition des importations laisse apparaitre des déficits importants dans l’essentiel de la ration alimentaire : Selon tous les chiffres avancés on note les fortes dépendances selon des chiffres qui fluctuent légèrement d’une année à l’autre ce qui montre que le problème est structurel , nonobstant le renchérissement des prix au niveau international durant les périodes de crise comme c’est le cas aujourd’hui avec le conflit armé entre la Russie et l’Ukraine.
-Les céréales : l’Algérie est l’un des plus grands importateurs de céréales au monde. La demande nationale n’est couverte en moyenne qu’à 25% par la production locale, très dépendante de la pluviométrie. la facture céréalière algérienne (blé et maïs) a dépassé les 2,75 milliards de dollars, soit 29 % de ses importations agricoles totales. Le lait et produits laitiers : avec 1,41 milliards de dollars, soit 15 % de ses importations agricoles en 2017. Le sucre : L’Algérie est classée parmi les 10 premiers pays importateurs de sucre au monde (Selon une étude du ministère de l’Industrie). La totalité du sucre brut, de canne ou de betterave, est importée. Près d’un milliard de dollars. Auxquels s’ajoutent aussi les importations de l’huile, des aliments pour animaux (tourteaux de soja notamment) des légumes (secs)…
Le secteur agricole ne produit toujours pas de quoi réduire la facture des importations. Il n’y a pas de progression significative d’une production locale capable de se substituer aux importations de biens de consommation. La transition énergétique : la consommation domestique en progression constante pourrait dans un terme plus ou moins rapproché réduire considérablement les exportations d’hydrocarbures qui demeurent à ce jour la ressource quasi- unique de moyens de payement extérieurs (plus de 95 % des exportations sont toujours constituées d’hydrocarbures, pétrole brut et gaz) même si les exportations hors hydrocarbures enregistre des progrès. Tous les experts et les observateurs attentifs de l’économie algérienne s’accordent depuis longtemps sur l’incontournable diversification de l’économie algérienne. Comment régénérer notre tissu industriel public dans un cadre concurrentiel (à l’exemple de nombreux pays ayant réussis à transformer leurs grandes entreprises publiques en créatrices de richesse et se départir des perfusions sans retours du trésor public). Comment drainer les ressources privées vers des investissements productifs permettant de restreindre les importations d’intrants. Comment développer notre agriculture dans ses différentes spéculations (blé, légumineuses, fruits et légumes pour une couverture des besoins domestiques et pour l’exportation…). Comment construire un système financier et bancaire performant capable de drainer et d’allouer productivement les ressources disponibles vers des emplois productifs et non spéculatifs en dehors de toute injonction. Et d’autres questions fondamentales dont le traitement a fait l’objet de nombreux travaux académiques, de nombreuses assises et des recommandations récurrentes de la part des institutions internationales (FMI, BM, FAO, …) depuis longtemps déjà, sans en voir l’aboutissement. Nous nous permettons de dire et redire que ces objectifs fondamentaux pour le pays ne peuvent être réalisés qu’à travers une conjugaison d’une multitude d’initiatives coordonnées au niveau d’un grand ministère de la planification économique nationale, indicative, telle qu’elle se pratique dans les économies de marché, s’impose, qui sera chargé d’élaborer et de chiffrer tous les scénarios décisionnels dans tous les domaines d’activité, veillant à la cohérence d’ensemble et aux synergies, comme c’est le cas de la Turquie ou de la Malaisie à titre d’exemple et que nos dirigeants politiques soient déterminés et marchent régulièrement vers leurs objectifs comme ce fut et c’est toujours le cas en Chine.