A l’heure de la prise des grandes décisions, chaque Etat peaufine son plan, soit pour se tirer d’affaire, soit pour profiter de la situation. Les puissances occidentales remettront‐elles l’antécédent libyen sur les rails ? Il est certain que les Africains ne se laisseront pas faire cette fois‐ci.
La crise politique au Niger est diversement appréciée. Alors, quels en sont les enjeux, les objectifs des uns et des autres et comment la Cedeao peut jouer un rôle pacificateur ou au contraire, un rôle destructeur ? Entretien sans concessions avec Harouna Niang, intellectuel malien, ex-ministre de l’Industrie et analyste politique mondialement reconnu et apprécié pour son sens de la mesure et sa modération.
LA CEDEAO SEMBLE PRESSÉE DE DÉMONTRER QU’ELLE DISPOSE D’UNE CERTAINE PUISSANCE DE FEU…
« La CEDEAO et l’UEMOA ne doivent pas prendre des décisions rapides pour sanctionner le Niger sur la base des egos et des émotions de nos chefs d’Etat. Utiliser des sanctions et une intervention militaire pour rétablir un président renversé par un coup d’Etat pourrait être contreproductif pour le pays et peut‐être même la sous‐région si on analyse les impacts de telles actions, y compris sur les populations innocentes.
Le premier problème, c’est le choix entre la démocratie et l’unité et la paix dans la sous‐région. La CEDEAO et l’UEMOA ont été créées avant tout pour unir les pays de la sous‐région au plan politique, économique, social et culturel. Il est même envisagé que ces entités évoluent vers la création des États‐Unis d’Afrique. Le rôle de gendarme que souhaitent jouer ces deux organisations régionales ne se fonde toutefois que sur un protocole additionnel sur la gouvernance.
Malgré cela, la CEDEAO et l’UEMOA semblent dans ce dilemme avoir choisi le mirage de la démocratie. En effet, rien ne prouve que rétablir Monsieur Bazoum dans son fauteuil de Président de la République du Niger par des forces étrangères sans tenir compte de l’avis des citoyens, même si ces forces sont africaines, ramènera la vraie démocratie dans ce pays.
OÙ CHACUN CHERCHE À IMPOSER SA VISION DES CHOSES, NON ?
Le seul objectif qu’on est sûr d’atteindre, c’est de montrer que la CEDEAO des chefs d’Etat a de la force pour imposer la volonté des chefs d’Etat à ses pays membres plus ou moins démunis et qui rencontrent de nombreuses difficultés qui les empêchent de maintenir leur stabilité.
L’ironie dans tout ça, c’est que c’est la force et non le dialogue et le consensus qui sont utilisés pour imposer la démocratie. Plus grave, c’est aussi que ces deux organisations censées montrer leur solidarité envers ces trois pays membres du Sahel n’ont rien fait de concret jusqu’ici.
LES POPULATIONS SONT-ELLES ENCORE LAISSÉES POUR COMPTE DANS CE CONFLIT ?
L’autre problème, c’est que la décision est prise sans prendre le temps de faire l’analyse de l’impact de celle‐ci sur les populations et sur l’ensemble de la sous‐ région. Les raisons profondes de cette succession de coups d’Etat dans la sous‐région sont elles connues ? Nous nous rappelons que les premiers coups d’Etat en Afrique juste après les indépendances et pendant la guerre froide étaient tous liés aux influences extérieures.
Certains coups d’Etat étaient même financés par l’extérieur pour soit stopper le communisme, soit pour lutter contre l’impérialisme. La guerre froide entre les puissances pourrait même être considérée comme celle qui a exporté les coups d’Etat en Afrique après les indépendances arrachées par les peuples africains.
QU’EN EST-IL AUJOURD’HUI ? POURQUOI SOUDAINEMENT DANS LA SOUS-RÉGION ET APRÈS PLUSIEURS ANNÉES DE PRATIQUE DÉMOCRATIQUE, LES COUPS D’ÉTAT SE SUCCÈDENT-ILS A UN RYTHME TRÈS RAPPROCHÉ DE PLUS ?
Est‐ce la faute des militaires qui n’ont pas reçu une formation suffisante qui les amène à respecter les principes et valeurs de la démocratie et de la république ? Est‐ce la faute des hommes politiques qui ont trop déçu en n’arrivant pas non seulement à développer nos pays mais aussi n’ont pas pu résoudre les problèmes de corruption, d’injustices et d’impunité qui minent nos sociétés ?
Est‐ce comme par le passé l’influence des puissances extérieures qui contribue à déstabiliser nos pays déjà affaiblis par la mauvaise gouvernance en vue d’exploiter à leur profit nos ressources minières ou pour faire de nous les consommateurs captifs de leurs produits, créant ainsi les conditions favorables aux coups d’Etat ?
N’EST-CE PAS PEUT-ÊTRE UNE COMBINAISON DE TOUS CES FACTEURS OU DE QUELQUES-UNS DE CES FACTEURS ?
La CEDEAO et l’UA ont‐elles analysé toutes ces questions pour trouver la racine du problème et y apporter la meilleure solution pour le continent, pour les sous‐régions et pour chacun des états africains concernés ? Rien n’est sûr !!!
Le troisième problème, c’est dans toute décision concernant les pays africains et le continent il faut nécessairement tenir compte du contexte international et de son évolution. Ce qui ne semble pas être le cas dans cette précipitation de nos chefs d’Etat. La guerre en Ukraine a déclenché une forme de rupture des équilibres qui maintenaient la bonne marche du monde. Une concurrence, j’allais même dire une confrontation féroce est en marche entre les grandes nations.
La Russie qui s’était endormie après la chute du mur de Berlin semble s’être réveillée et désire jouer un rôle à la hauteur de sa puissance militaire (nucléaire notamment). La Chine qui a rattrapé son retard sur beaucoup de plan, y compris notamment au plan technologique et commercial, veut reprendre le leadership mondial ou tout au plus peser plus sur les grandes décisions.
De nouveaux regroupements naissent aussi pour pouvoir peser. C’est le cas des BRICS par exemple et des anciens regroupements qui veulent se renforcer également, c’est le cas de l’OTAN qui ne cesse de s’étendre à d’autres pays, les pays de l’ancienne Union soviétique notamment.
QU’EN EST-IL DE L’AFRIQUE ?
Non seulement elle dort mais elle reste surtout divisée et n’arrive toujours pas à parler d’une seule voix au plan international. Elle continue d’être donc dernière de sa classe et cela malgré ses richesses naturelles et ses nombreuses potentialités parmi lesquelles sa population dont elle n’arrive toujours pas à tirer les dividendes démographiques.
Pire, malgré l’existence depuis plusieurs années des organisations sous‐régionales comme la CEDEAO et l’UA, pour ne citer que celles‐là, l’Afrique continue de patauger dans la pauvreté avec un taux de scolarisation le plus faible du monde qui est même en recul dans le Sahel à cause de l’insécurité.
Au plan international, l’Afrique est également le continent le plus marginalisé. Elle n’est membre ni du G7, ni du G20, encore moins du CS/NU où se prennent les grandes décisions qui affectent le monde entier, y compris chacun de nous. Ne parlons pas de son poids insignifiant dans le commerce mondial. Nos leaders à l’apparence ne sont pas encore conscients de tous ces enjeux et n’ont aucune ambition visant à faire du continent africain une PUISSANCE MONDIALE qu’il faut respecter au même titre que l’Europe ou les États‐Unis.
Nos dirigeants, dis‐je, préfèrent la facilité que leur offre le rôle de satellites qui tournent autour des grandes puissances où presque tout est décidé pour eux.
Ne soyons donc pas étonnés que les chefs d’Etat de la CEDEAO et de l’UEMOA choisissent d’utiliser la force pour imposer leur démocratie au Niger et faire ainsi plaisir aux grandes puissances dont ils sollicitent fortement le soutien et pour lesquelles la perte du Niger dans leur giron serait une catastrophe impardonnable, au lieu de rassembler les pays africains avec le dialogue et le consensus comme seuls outils de règlement des différends.
INSTITUER UNE DÉMOCRATIE À L’AMÉRICAINE, EN QUELQUE SORTE, EN L’IMPOSANT DE FORCE ?
Peu importe alors le nombre de morts ou de souffrances des populations innocentes et peut‐être même d’une nouvelle plus grande division de l’Afrique entre les pro‐coups d’Etat et les anti‐coups d’Etat.
La démocratie ne se force pas et ne doit pas être imposée de l’extérieur. Elle s’apprend et se propage par l’éducation et la sensibilisation. L’unité de l’Afrique dont tous les experts sont d’accord que c’est le passage obligé pour son développement et pour le bonheur, et la prospérité des Africains ne doit pas non plus être simplement mise au second rang des priorités par nos chefs d’Etat au profit d’une démocratie parachutée.
Enfin construire la paix doit être un objectif pour tous les Africains et surtout pour tous nos dirigeants actuels car nous devons éviter de transformer notre continent en un terrain de conflit où les grandes puissances viendraient expérimenter leurs armes nouvelles ou simplement réduire notre population dont la croissance les inquiète ou tout bonnement gonfler les egos déjà gros de leurs leaders.
EN MATIÈRE DE SANCTIONS, POURQUOI LE DEUX POIDS DEUX MESURES ENTRE LES PAYS MEMBRES QUI ONT CONNU DES COUPS D’ÉTAT?
Le Niger et le Mali semblent avoir écopé des sanctions les plus sévères de la CEDEAO et de l’UEMOA. Sachant que ce sont les populations innocentes qui sont les plus touchées par les sanctions, pourquoi ces différences? Les textes n’ont certainement pas cette différence qui n’est attribuable qu’à la subjectivité des chefs d’Etat qui ont pris les décisions et cela en fonction de leur humeur et de leur sentiment vis‐à‐vis des pays concernés et/ou peut‐être même de leur amitié avec le chef d’Etat renversé.
Dans le cas du Niger, par exemple, tout semble indiquer que c’est pour soutenir le ton qui a été donné par le nouveau président élu du Nigeria qui a déclaré aussitôt après son élection à la Présidence de la CEDEAO et cela sans aucune analyse qu’il serait intraitable avec les coups d’Etat mais aussi pour soutenir l’ami du club des chefs d’Etat qu’était devenu Monsieur Bazoum.
Dans tous les cas, le rétablissement de son pouvoir est‐il plus important que les citoyens nigériens qui vont tous souffrir à cause des sanctions ? Si les sanctions n’affectaient que les putschistes, personne n’aurait certainement fait des critiques mais le fait que c’est les populations innocentes qui vont surtout souffrir nous interpelle tous, et les décideurs en premier lieu.
La CEDEAO et l’UEMOA sont simplement en train d’utiliser les Nigériens comme des otages pour faire plier sous forme de chantage les militaires putschistes et ironiquement au nom de la démocratie.
A propos justement de démocratie, combien parmi les chefs d’Etat qui ont soutenu ces sanctions sévères sont réellement bien élus et appliquent correctement chez eux les principes et valeurs de la démocratie et de la république?
Sous d’autres cieux des responsables qui auraient été à la même place que M. Bazoum aujourd’hui auraient très dignement renoncé au pouvoir pour éviter de faire souffrir leur peuple. De même que les putschistes auraient pu pour les mêmes raisons renoncer à prendre le pouvoir. Mais nous sommes en Afrique, personne ne se sacrifie pour le peuple ou pour l’intérêt général. Voilà la vérité. Et la CEDEAO et l’UEMOA sont au cœur de tout ça, avec des dirigeants sans cœur.
COMMENT L’AFRIQUE PEUT-ELLE AVANCER SANS QUE L’HOMME ET LA VIE HUMAINE SOIENT MIS AU-DESSUS DE TOUTE AUTRE CONSIDÉRATION ?
Loin de nous de faire l’apologie des coups d’Etat. Nous voulons simplement critiquer l’usage des sanctions contre les populations innocentes comme un outil de pression dans le règlement des divergences entre les nations. La CEDEAO et l’UEMOA ne doivent pas importer la politique injuste de sanctions des grandes puissances dans notre sous‐région.
Vous l’avez compris, nous sommes contre la politique de sanctions qui touchent les populations. La CEDEAO et l’UA doivent revoir le protocole additionnel sur la gouvernance en faisant preuve cette fois‐ci de plus d’imagination et de créativité, notamment au plan de l’équité et de justice.