Écrivain, éditeur et militant associatif très actif, Brahim Tazaghart, l’un des organisateurs du premier colloque africain organisé à Béjaïa les 22 et 23 juillet dernier, nous livre dans cet entretien une analyse pertinente sur la famille des Brics, les atouts que possède l’Algérie pour rejoindre cette famille et sur bien d’autres questions intéressant l’ensemble du continent africain.
L’Express: l’Afrique du Sud accueille, du 22 au 25 aout, le 15e sommet du groupe des BRICS. Ce sommet fera-t-il avancer les intérêts du continent africain?
Brahim Tazaghart : D’emblée, il y a lieu de remarquer que ce sommet des BRICS, qui approuvera sans aucun doute son élargissement à d’autres pays, se déroulera sur le continent africain. Un continent qui connaît, depuis quelque temps, des mouvements d’approfondissement de ses indépendances, essentiellement dans la région du Sahel.
Il faut rappeler que l’un des objectifs derrière l’invitation de l’Afrique du Sud pour assister à la réunion des BRIC en 2010, puis son adhésion en 2011, était la création d’un lien entre les membres du groupe avec le continent africain. L’Afrique du Sud est considérée comme une sorte de
pont.
La famille des BRICS qui a émergé dans un contexte de stagnation économique mondiale, avec un taux de croissance remarquable de ses membres, permettra au continent africain de diversifier concrètement son partenariat économique. L’arrivé des entreprises chinoises, russes, indiennes et autres sur le continent remettra en cause la domination exclusive des entreprises occidentales.
Ce qui donnera aux pays africains des marges de manœuvre lors des négociations de contrats et autres marchés. Aussi, l’Afrique aura accès aux marchés de ces pays à forte croissance. A cela, il faut ajouter que les BRICS peuvent offrir des investissements réels avec un transfert effectif des technologies au profit des pays membres.
D’un autre côté, il y a la banque des BRICS, inaugurée officiellement le 15 juillet 2014, à l’occasion du 6 e sommet qui s’est tenu à Fortaleza au Brésil, avec 50 milliards de dollars de liquidités, qui se présente comme une alternative à la Banque mondiale et au Fonds monétaire international.
Depuis 2015, elle a approuvé plus de 30 milliards de dollars de prêts pour des projets tels que les infrastructures d’eau et de transport, dont 1 milliard de dollars alloué à l’Afrique du Sud, en 2020, afin d’assurer sa lutte contre la COVID‐19.
Alors que le FMI place les économies nationales sous sa tutelle et provoque par ses conditionnalités des faillites et des mécontentements populaires qu’il instrumentalise contre les pouvoirs locaux, la banque des BRICS, sise à Shanghai, peut s’avérer un atout pour les pays africains. Elle accompagne les projets de développement de ses membres avec des avantages sérieux, sans porter atteinte aux souverainetés des Etats et à leur stabilité.
D’ailleurs, il faut s’attendre à une refonte prochaine des prétentions et conditionnalités du FMI qui seront adaptées à la nouvelle donne caractérisée par la perte de son monopole sur le système monétaire international. Les lignes sont en train de bouger. Un nouveau monde va naître à la suite de ce sommet.
L’Afrique a constitué depuis des années pour les pays occidentaux, un terrain de chasse gardée et de compétition pour les matières premières.
Que va-t-il changer si les BRICS vont parvenir à faire contrepoids à la domination occidentale et à imposer leur influence sur tout le continent africain?
La famille des BRICS est une opportunité pour l’Afrique qui a trop souffert de son tête‐à‐tête avec l’Occident en général et l’Europe en particulier. Ce tête‐à‐tête a été, dès le départ, en faveur de l’Europe qui a, depuis, œuvré à maintenir les pays africains dans une position de faiblesse et de dépendance structurelle.
Les accords imposés par la France à ses anciennes colonies subsahariennes sont des exemples parfaits. Le Franc CFA et le maintien de la présence militaire sur les terres africaines sont des illustrations de ce statut de « chasses gardées », comme vous dites. A remarquer que les ex‐forces coloniales ont toujours agi selon la logique de zones d’influence qui sont délimitées par l’histoire de leur présence sur notre continent.
L’Allemagne, par exemple, tient toujours compte de l’avis de la France quand il s’agit de commercer avec les pays francophones. Même chose pour les autres nations. Le statut de pays sous tutelles, de « chasses gardées » des puissances occidentales a provoqué l’appauvrissement de l’Afrique et son maintien dans la misère. Malgré les indépendances politiques, les ex‐colonisateurs ont toujours entravé le développement des pays africains et les ont empêché par des moyens, parfois violents, d’accéder à leur autonomie économique.
Les assassinats des présidents panafricanistes par les mercenaires français et autres sont là pour le prouver. Vous serez d’accord avec moi si je vous dis que l’avenir du continent africain est dans un monde multipolaire que permettra le renforcement des BRICS. Un monde unipolaire, dominé intégralement par l’Occident et dans lequel l’Europe jouera un rôle important, condamnera l’Afrique à une domination durable.
Certes, la propagande occidentale veut faire croire qu’avec les BRICS, l’Afrique ne fera que changer un colonisateur par un autre ! C’est une propagande de bas étage que les affidés du néocolonialisme reprennent à leur compte.
Nous devons reconnaitre qu’aussi bien la Russie que la Chine ne sont pas des pays colonisateurs. La Chine a fait les frais de la guerre de l’opium que lui a livrée l’Angleterre avec le soutien de la France. Même chose pour l’Inde qui a souffert de la colonisation anglaise, et l’Afrique du Sud de l’apartheid. Les pays qui composent ce groupe sont plus proches des pays du tiers monde que des pays occidentaux.
A la réunion de Berlin en 1859, la Russie a refusé de prendre part à la colonisation de l’Afrique. Durant la période de la décolonisation, la Chine et la Russie ont soutenu sans réserve les mouvements révolutionnaires, l’Algérie en tête. Cela d’un côté. D’un autre côté, comme Algériennes et Algériens, nous sommes témoins que malgré les relations privilégiées avec la Russie, essentiellement dans le domaine militaire, nous n’avons jamais assisté à une ingérence de ce pays dans notre politique intérieure, contrairement à la France qui ne rate aucune occasion de le faire.
60 années après l’indépendance chèrement acquise, Macron et des ratés politiques en majorité issus d’une immigration hongroise, juive ou autre, parlent de l’Algérie comme d’une création coloniale ! Ironie de l’histoire, un pays créé par les Francs venus de la Germanie insulte une nation qui tire sa racine de la Numidie antique.
Parlant de l’Occident, nous devons faire la part des choses. Nous ne devons pas oublier que les USA, à travers le président Kennedy, ont été parmi les premiers Etats à reconnaître notre indépendance. C’est dire que l’histoire de l’Amérique contre le colonialisme anglais a façonné son regard sur l’autodétermination des peuples.
En rappelant des accords entre l’Amérique et l’Algérie, datant de l’année 1795, le Secrétaire d’Etat américain, Antony Blinken, a apporté un coup terrible à la propagande néo‐colonialiste et à ses relais internes. Ceci dit, notre non‐alignement nous dicte d’avoir des relations avec tous les pays qui nous respectent. L’Afrique n’est pas anti‐occidentale par essence, mais antiexploitation. Elle veut des relations équitables, d’égal à égal, avec tous les pays et tous les continents.
Vingt-trois pays dont l’Algérie, ont demmandé à rejoidre les BRICS.. La question de l’élargissement du groupe devrait etre discutée lors de ce sommet. Pensez-vous que la candidature de l’Algérie qui a l’appui de la Chine et de la Russie sera acceptée?
En plus de la Chine et de la Russie, l’Algérie dispose du soutien de l’Afrique du Sud et du Brésil. L’Inde ne s’exprime pas encore sur le sujet. A mon avis, la candidature de l’Algérie sera admise. Seulement, elle passera sûrement par deux étapes. L’Algérie sera acceptée comme membre observateur lors de ce sommet des 22 et 23 août, avant de prendre sa place comme membre permanent dans l’étape d’après.
Il faut dire que les atouts de notre pays sont énormes. Historiquement, la multipolarité que défendent les BRICS tire ses racines de la conférence des non‐alignés qui s’est tenue du 18 au 24 avril 1955 à Bandoeng, en Indonésie, et à laquelle une délégation de l’Algérie en guerre conduite par Hocine Aït Ahmed et M’hamed Yazid avait prit part aux côtés de Jawahar Nehru et d’autres leaders.
Après son indépendance, l’Algérie était parmi les premières nations à réclamer un nouvel ordre économique mondial. En 1974, dans son discours devant l’Assemblée générale extraordinaire de l’ONU, le président Boumediene avait défini les cinq lignes du programme :
‐ La prise en main par les pays en voie de développement de leurs ressources naturelles, ce qui implique la nationalisation de leur exploitation et la maîtrise des mécanismes régissant la fixation de leur prix ;
‐ La mise en valeur de toutes les potentialités agricoles et la mise en œuvre d’une industrialisation en profondeur s’appuyant sur la transformation sur place des ressources naturelles de chaque pays ;
‐ L’apport, en moyens financiers, technologiques et commerciaux des pays riches et développés à ceux dont le développement est à promouvoir ;
‐ La suppression, ou à tout le moins l’allégement du fardeau de la dette qui « enfonce » les plus pauvres ;
Un programme spécial pour les plus démunis parmi les démunis. Malgré les bouleversements géopolitiques et les crises internes, l’Algérie est restée attachée à l’esprit de Bandoeng et aux principes forts de sa révolution.
Sur le plan géographique, l’Algérie est la porte de l’Afrique, avec des ports qui présentent une grande sécurité pour la navigation. Le projet de réalisation d’un mégaport par une société mixte algéro‐chinoise sur le site d’El Hamdania à Cherchell en est la preuve tangible, sachant que ce port sera l’un des plus compétitifs dans le bassin méditerranéen.
En effet, au cœur de la Méditerranée, avec une profondeur africaine certaine, notre pays peut mettre en place des zones franches énormes et très attractives, essentiellement au Sahel. A ces atouts, l’Algérie dispose de ressources naturelles gigantesques.
En plus des ressources énergétiques et minières, notre Sahara est un océan d’eau. Ne dit‐on pas que les guerres prochaines seront autour de l’eau ? Avec un plan de développement agricole ambitieux, l’Algérie redeviendra le grenier africain.
L’autosuffisance alimentaire est à la portée de la main avec ce qu’elle implique comme sécurité des aliments. Ajoutez à cela une santé financière qui n’est pas à négliger. (Des réserves de change de 66 milliards de dollars, un très faible endettement extérieur et une valeur des exportations de plus de 60 milliards de dollars en 2022). A tout cela, une jeunesse créatrice et active qui peut étonne par son dynamisme.
Pourquoi maintenir le continent africain sous le joug néocolonial, des puissances occidentales y ont alimenté les divisions et les conflits, amplifié l’ethnicisme, le narcotrafic et la corruption, etc… Pensez-vous que tous ces complts vont disparaitre avec la diminution de l’influence occidentale en Afrique?
Il y a une relation dialectique entre les conflits tribaux et culturels et l’influence occidentale en Afrique. Les deux se pourrissent mutuellement. En effet, au lieu d’utiliser son avancée scientifique pour le bonheur des humains, l’Europe colonialiste a usé de son savoir scientifique pour dominer les peuples et les asservir.
L’ethnologie a été instrumentalisée pour diviser les peuples afin de les dominer. Diviser pour régner a connu son apologie avec la colonisation. L’introduction des concepts de l’ethicisme, de l’autochtonie, des peuples sans Etats et autres trouvailles néocolonialistes, ont pour objectif de provoquer l’éclatement des pays et du continent.
Certes, le recul de l’influence des anciennes puissances coloniales apportera un apaisement certain dans les pays africain et dans les relations entre les peuples et les groupes nationaux, mais le gros du travail doit être fait par nous, par l’éducation, le savoir, la pensée. L’Afrique doit repenser son destin et sa position dans le monde. Elle doit cesser de se regarder par les yeux des autres.
Renforcer les éléments identitaires et faire de la diversité linguistique et culturelle une richesse au service de l’Afrique et non pas un moyen de pression qu’agitent les puissances occidentales contre celle‐ci, est l’une des recommandations du 1er colloque africain de Bejaia que nous avons organisé les 22 et 23 juillet passé.
Aussi, nous avons insisté sur le renforcement de la bonne gouvernance et les principes de la démocratie pour plus de cohésion sociale et d’efficacité économique, afin de ne plus donner aux puissances étrangères des prétextes de s’ingérer dans les affaires internes de nos pays.
C’est dire que les africains doivent se replacer au cœur de leur histoire et cesser d’être à la marge. Lutter pour son émancipation suppose une rupture avec le victimisme et le compter sur l’autre.
Qu’en est-il des recommandations du premier colloque africain que vous avez organisé à Béjaïa en juillet dernier sous le thème: Crises et conflits asymétriques en Afrique?
Nous étions heureux de constater que nos recommandations étaient au diapason des attentes et des espoirs des populations et des jeunes Africains. Nous avons reçu beaucoup de retours positifs, directs ou indirects. Des anciens étudiants de Béjaïa se sont manifestés après la rencontre. Ils sont aujourd’hui responsables et cadres dans leurs pays respectifs.
L’avenir de l’Afrique est dans son unité, dans ses solidarités qui commencent à réapparaître au grand jour. La solidarité du Mali et du Burkina Faso avec le peuple nigérien dans son désir de se libérer de l’emprise néocolonialiste est un signe fort d’un changement profond dans la mentalité africaine.
Le refus des parlements du Nigeria et du Sénégal de donner le feu vert à leurs exécutifs pour servir, encore et toujours, de bras armés du néocolonialisme nous réconforte.
L’Afrique a atteint l’âge mûr qui lui permet de cheminer vers sa libération effective. Sa jeunesse a besoin de moyens de s’exprimer et de participer efficacement au développement de leur pays. Qui peut convaincre la jeunesse du Niger de se taire, sachant que l’uranium de leur pays éclaire la France, lorsque 90% de leurs concitoyens n’ont pas d’électricité ? Personne, sauf la violence et la baïonnette !
A cet effet, nous devons réaffirmer qu’aucun pays n’a le droit de s’ingérer dans les affaires internes du Niger, ni d’aucun autre pays africain. C’est aux Nigériens, et à eux seuls, de régler leurs problèmes.
L’agitation de la France devant les événements en cours à Niamey annonce la fin d’une douloureuse époque. A ce sujet, je tiens à dire que la voracité de la France risque de provoquer sa perte et celle du continent européen. La France doit se ressaisir avant que cela ne soit trop tard. Une déstabilisation du Sahel va changer durablement la carte démographique de l’Europe. Les flux migratoires, que la destruction de la Libye avait libérés, seront irrésistibles.
A cet effet, pousser des groupes touaregs, avec le soutien d’alliés traditionnels dans la région, à la rébellion, n’est pas une bonne résolution. Les Touaregs, hommes dignes et libres, ne doivent pas servir de chair à canon à des plans impérialistes. La jeunesse touarègue saura faire barrage aux éléments aventuriers en rupture avec la culture et les valeurs de leurs peuples.
Je vous laisse conclure…
Le monde change, nous devons changer avec. Le véritable atout de l’Algérie, c’est son peuple qui doit se mobiliser en ces moments cruciaux de l’histoire. Pour ce faire, les pouvoirs publics doivent mettre les moyens pour une participation effective de la jeunesse à la construction d’une économie forte et durable.
Les approches folkloriques d’embrigadements et de fausses représentations doivent laisser place à un engagement de fond au service du pays. Patriotisme et démocratie doivent guider nos pas vers plus de développement et de liberté.