L’Express : Votre ouvrage s’appuie sur des sources françaises pour documenter les crimes de guerre de la colonisation. Quelles révélations vous ont le plus marquées ?
Karima Ait Dahmane : Derrière les récits officiels et les discours édulcorés, les archives militaires françaises révèlent une toute autre réalité, celle d’une conquête marquée par une violence systématique et méthodique. Les documents classifiés, rédigés par les hauts responsables de l’époque, lèvent le voile sur l’ampleur des exactions commises. Parmi ces témoignages de première main, les écrits de Bugeaud, surnommé « le massacreur », et de Saint-Arnaud offrent un aperçu glaçant des pratiques militaires adoptées : enfumades de populations entières, massacres de masse et institutionnalisation de la terreur comme mode de gouvernance.
L’un des épisodes les plus symboliques de cette barbarie coloniale demeure la restitution récente des crânes de 24 résistants algériens, conservés pendant plus d’un siècle au Musée de l’Homme à Paris. Ces restes humains, vestiges d’une époque où l’armée française collectionnait les trophées macabres, rappellent l’hypocrisie d’une mission dite « civilisatrice » qui s’est en réalité traduite par une entreprise de destruction.
Entre 1830 et la reddition de l’émir Abdelkader, la guerre d’extermination menée par les forces françaises a décimé une part significative de la population algérienne. Selon les propres sources françaises, le bilan oscille entre 500 000 et un million de morts, soit près de la moitié des habitants de l’époque. Si certaines sources algériennes avancent un chiffre de dix millions, l’absence d’archives précises rend l’évaluation complexe. Quoi qu’il en soit, le traumatisme collectif engendré par cette violence coloniale trouve son prolongement dans les événements tragiques du 8 mai 1945 et dans la guerre d’indépendance débutée en 1954, où la répression s’est poursuivie avec la torture et la guillotine comme instruments de domination.
Ces archives, longtemps tenues secrètes, rappellent une vérité essentielle : la colonisation ne fut pas un échange culturel, mais une entreprise brutale d’asservissement et de destruction.
Vous dénoncez une « France propagandiste et mensongère », hier comme aujourd’hui. Pensez-vous que la reconnaissance des crimes coloniaux soit impossible ?
Dans l’espace médiatique français, une bataille se joue autour de l’histoire coloniale. Une partie de la presse, souvent proche de l’extrême droite, mène une véritable guerre cognitive en niant la réalité de la colonisation et en réécrivant l’histoire de l’Algérie. Ce récit falsifié, martelé à longueur d’antenne, vise à effacer l’existence de la nation algérienne avant 1962, comme si l’Algérie n’était qu’une création coloniale.
Or, l’Algérie n’a pas attendu la colonisation française pour exister. Elle était une nation, structurée par son histoire, sa culture et ses institutions bien avant 1830. C’est précisément parce qu’elle était une nation que son peuple a résisté pendant 132 ans. Si la France avait réellement « créé » une nation algérienne, pourquoi celle-ci aurait-elle pris les armes contre elle ? L’argument ne tient pas.
Le déni historique ne s’arrête pas là. À ce jour, la conquête de l’Algérie et la colonisation restent absentes des programmes scolaires en France. Les nouvelles générations, tant en Algérie qu’en France, grandissent avec un récit tronqué, où la violence de l’occupation, les massacres de masse et la destruction des structures sociales algériennes sont minimisés, voire passés sous silence.
Lors de mon passage dans l’émission « Bonjour d’Algérie » sur Canal Algérie, j’ai tenu à rappeler l’importance de transmettre cette mémoire, non seulement aux Algériens, mais aussi aux jeunes générations françaises qui ignorent tout de cette histoire. Car la mémoire n’est pas qu’une affaire du passé, elle éclaire le présent et façonne l’avenir. Distinguer les discours médiatiques empreints d’idéologie des positions du peuple français est essentiel pour éviter les amalgames et favoriser un dialogue fondé sur la vérité historique.
Il ne s’agit pas d’entretenir un conflit mémoriel stérile, mais de refuser l’amnésie imposée et la réécriture d’une histoire dont les cicatrices sont encore visibles aujourd’hui.
Votre livre revient longuement sur la résistance algérienne, notamment celle de l’émir Abdelkader. Pourquoi était-il important de redonner toute sa place à cette mémoire ?
Premier grand résistant à la conquête française, l’émir Abdelkader incarne à lui seul l’opposition acharnée à l’invasion coloniale. De Bugeaud à Lamoricière en passant par Clausel, les généraux français, dans leurs propres écrits, ont reconnu la valeur de cet adversaire hors norme, le qualifiant d’« insaisissable » et de redoutable stratège. Pendant plus d’une décennie, il a tenu tête à l’une des armées les plus puissantes de son époque, avant de déposer les armes dans un ultime choix dicté par la nécessité d’épargner les tribus de l’Ouest promises aux massacres et aux razzias.
Le tournant décisif de cette lutte a été la prise de la Smala en 1843, événement qui a précipité la chute d’Abdelkader. Dans cet assaut, l’armée française s’est emparée de sommes colossales, d’armes, mais aussi de manuscrits d’une valeur inestimable. La victoire a été immortalisée par l’un des plus grands tableaux de l’histoire de la peinture au XIXe siècle, preuve de son importance symbolique pour la propagande coloniale. Privé de ressources et de soutiens, poursuivi par les forces françaises et trahi par le sultan du Maroc, Abdelkader a finalement choisi l’exil, fidèle à son idéal soufi et à sa volonté de se consacrer à Dieu.
A lire: « Les Crimes de guerre de la France en Algérie 1830-1847», un ouvrage qui brise l’omerta historique