Le littoral algérien regorge d’histoires oubliées ou travesties, et certaines d’entre elles s’enracinent si profondément dans la mémoire collective qu’elles deviennent des mythes. C’est le cas du naufrage du Banel, un vaisseau militaire de la flotte napoléonienne, survenu à l’aube du 15 janvier 1802 sur la côte ouest d’Alger.
Longtemps, ce drame maritime a été raconté sous l’angle d’un groupe de religieuses hollandaises échouées à Beni Haoua et capturées par les tribus locales. Or, comme le révèle Mama Binette, harragas françaises naufragées au Cap Ténès (Éditions El Qobia, 2022), cette version est une déformation de la réalité, nourrie par des récits biaisés et des spéculations hasardeuses.
L’auteur, Mahdi Boukhalfa, revient en détail sur cet épisode en s’appuyant sur des sources historiques et des témoignages rares, notamment celui d’un marin rescapé. Son enquête éclaire les circonstances réelles de cette catastrophe et déconstruit un récit devenu folklore, notamment alimenté par des écrivains et journalistes français au XXᵉ siècle.
Le Banel quitte Toulon le 9 janvier 1802 en direction de Saint-Domingue, emportant à son bord un contingent militaire destiné à renforcer l’expédition coloniale française dans les Antilles. Mais le navire ne franchira jamais l’Atlantique. Pris dans une tempête violente, il fait naufrage quelques jours plus tard sur une crique reculée des côtes algériennes, entre Ténès et Beni Haoua, à Oued Goussine, dans la baie de l’Ancre ou « Hadjrett de Kiouane » dans l’immense baie des Souahlias.
À bord, cinq femmes clandestines, Marie Dubois, Thérèse Mace, Monica Vico, Maria Pavan et Catherine Rone, espéraient rejoindre la Louisiane. Leur destin bascule brutalement, survivantes du naufrage, elles sont capturées par les tribus locales et intégrées à leur mode de vie. Loin d’être des religieuses hollandaises, comme l’ont prétendu certains récits, elles étaient des aventurières en quête d’un nouveau départ en Amérique.
Le livre s’attaque à une falsification persistante, l’idée que ces femmes auraient été des nonnes naufragées, victimes d’un sort tragique à Beni Haoua. Une version relayée dans les années 1980-1990 par Alberte Sadouillet Perrin dans Les Rescapées du Banel, ouvrage qui a donné naissance à un mythe relayé par des médias français et des écrivains comme Ghata Khoury (Les Fiancées du Cap Ténès).
Pourquoi cette légende a-t-elle prospéré ? Mama Binette explore les mécanismes de cette réécriture. Dans un contexte où la mémoire coloniale reste un terrain de tensions, certaines histoires sont façonnées pour répondre à des récits préétablis. Ainsi, le naufrage du Banel a été transformé en un drame exotique opposant des Européennes innocentes à un monde perçu comme hostile.
Or, la réalité est toute autre. Boukhalfa retrace minutieusement l’après-naufrage et l’intégration de ces femmes dans la société locale. L’une d’elles, Marie Dubois, devint même une figure respectée sous le nom de « Lalla Ouda ». Son souvenir est aujourd’hui perpétué dans un mausolée érigé en 1936 par l’adjoint-maire Bortolotti à Beni Haoua, un lieu de pèlerinage fréquenté par des femmes espérant mariage ou fertilité.
Le livre interroge aussi la façon dont ces femmes ont été absorbées par la société algérienne. Contrairement à la vision dramatique souvent véhiculée, elles n’ont pas été réduites à un destin tragique mais ont trouvé leur place dans un monde nouveau. À travers cette histoire, Mama Binette met en lumière un phénomène plus large d’assimilation silencieuse dans l’Algérie précoloniale.
En déconstruisant cette légende tenace, Mahdi Boukhalfa invite à une lecture plus critique des récits historiques et met en garde contre les distorsions introduites par les regards extérieurs. Ce livre, solidement documenté et captivant, redonne une place à la vérité dans un récit longtemps déformé par l’imaginaire colonial.
Un mot sur l’auteur
Journaliste et écrivain, Mahdi Boukhalfa s’est imposé comme l’un des rares auteurs algériens à explorer avec rigueur les zones d’ombre de l’histoire nationale et méditerranéenne.
Né en 1955 à Alger, il a consacré une grande partie de son travail à la déconstruction des récits biaisés, souvent façonnés par des regards extérieurs. Lauréat du prix Savoir de la 10ᵉ JDMF à Paris en 2022 pour Bab El Oued (et ses mille et une vies cachées), il a signé une dizaine d’ouvrages, dont Makhzen, Le Maroc et nous, MC Alger, cent ans de football, La Révolution du 22 février, Khaouty, avancez l’arrière ! et Pavillon Covid-19, cinq jours en enfer.
Avec Mama Binette, il poursuit son entreprise de réhabilitation d’une mémoire trop souvent travestie, s’inscrivant dans une démarche à la croisée du journalisme d’investigation et de la recherche historique.