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En économie, une véritable guerre souterraine de l’information fait rage

La guerre de l’information, également dénommée infoguerre (infowar), désigne l’ensemble des méthodes et actions visant à infliger un dommage à un adversaire ou à se garantir une supériorité par l’usage de l’information. Cela concerne avant tout :

  • L’acquisition d’information (données ou connaissances) stratégique à propos dudit adversaire ;
  • La dégradation de ses systèmes d’acquisition d’information et de communication ;
  • La manipulation et l’influence (notamment la désinformation et la subversion) de son opinion) ;

Plus généralement, la propagation soigneusement organisée et contrôlée, auprès de cet adversaire, de toute une diversité de messages au contenu destiné à servir la stratégie de son propre camp.

La rétention d’informations pouvant servir à un adversaire

Ceci en temps de guerre, ou de pré-guerre ; mais il y a l’autre guerre, celle économique, où les premiers informés seront les premiers servis, ou les premiers sur place. Donc avec des longueurs d’avance sur leur adversaire.

Il n’y a pas fort longtemps, un expert algérien en économie, qui plus est se trouve être consultant international auprès du Pnud, me faisait part que l’information est devenue a la base de la réussite ou de l’échec de l’économie moderne. Et de me frapper l’esprit avec cet exemple concret: c’est un bateau algérien qui quitte le Brésil chargé de sucre. Est-ce qu’il doit rentrer en Algérie, où le sucre est disponible et à prix baissé? En fait, s’il reçoit des informations, par exemple, sur l’indisponibilité de cet aliment au Japon ou en Malaisie et la hausse de son prix, il doit immédiatement prendre contact avec les importateurs locaux et mettre le cap sur ces destinations. Tout en fait, alors, aura fonctionné sur la base de l’information rapide.

Il n’est pas de démocratie sans information. C’est un lieu commun que de le rappeler. Impossible d’imaginer l’émergence des régimes démocratiques modernes sans la libre circulation des idées, la liberté de la presse, la possibilité de débats ouverts et l’obligation (même partielle et imparfaite) pour les dirigeants politiques de rendre compte de leurs actions devant les citoyens.

Nous vivons dans une époque marquée par l’émergence de nouvelles formes de pouvoir, d’origine économique, qui pèsent de plus en plus lourd sur nos vies et dans nos sociétés. La montée en puissance des multinationales en est la manifestation la plus éclatante. Leur essor est lié à divers facteurs, parmi lesquels la financiarisation et la globalisation de l’économie, les mutations technologiques, l’hégémonie de la vision du monde néolibérale, et l’affaiblissement relatif des États (ou du moins de certaines de leurs missions). En démocratie, tout pouvoir a besoin de contre-pouvoirs. Or ceux qui pourraient potentiellement contrebalancer la puissance des grandes entreprises globales – syndicats, pouvoirs publics, société civile – paraissent souvent sur la défensive.

Influence des pouvoirs économiques

Disposons-nous de l’information nécessaire pour faire face à ces nouveaux pouvoirs, qui touchent à tellement d’aspects de nos vies, à tant d’enjeux d’intérêt général, et qui disposent d’un tel poids et d’une telle influence que l’on ne peut plus les considérer comme seulement économiques ? À l’évidence non. Une grande partie des organes dont se sont dotées nos sociétés pour produire et diffuser l’information – à commencer par les médias – sont structurellement orientés vers le pouvoir politique et ses arènes traditionnelles (lieux de pouvoir, assemblées). Ils tendent à délaisser le pouvoir économique, qui paraît pourtant de plus en plus déterminant pour l’état et le devenir du monde. Pire encore : l’influence de ces pouvoirs économiques transforme – ou pervertit – l’exercice du pouvoir politique, en déplaçant les décisions des assemblées publiques vers les couloirs ou les cabinets où s’exerce le lobbying, en grignotant sur les libertés civiles et le droit à l’information, voire dans certains pays en poussant les pouvoirs publics à réprimer ceux qui s’opposent aux projets des multinationales.

En un sens, le pouvoir actuel des multinationales se nourrit, précisément, du manque d’information. C’est d’ailleurs pourquoi, en retour, ces multinationales font l’objet de beaucoup de craintes parfois irrationnelles et de visions fantasmatiques sur leur pouvoir occulte, qui versent parfois dans le « complotisme ». Dans ce contexte, les efforts d’information indépendante sur les multinationales sont aussi une manière de réintroduire un peu de rationalité et de « politique » dans les débats, faute de quoi ils ne pourront profiter qu’à des forces anti-démocratiques.

L’information sur les multinationales, aussi indispensable que rare

Pourquoi l’information pertinente et d’utilité démocratique sur les multinationales est-elle si rare, malgré la réalité de leur pouvoir, et l’importance vitale des sujets concernés ? Les difficultés sont multiples dans ce domaine :

Tout d’abord, le pouvoir des grandes entreprises, bien que très réel, n’est pas toujours perçu comme tel ou demeure en partie « insaisissable », parce qu’il ne correspond pas aux distinctions traditionnelles entre politique et économie, public et privé. Ce pouvoir s’exerce par-delà les frontières géographiques et administratives, dans les interstices du droit et des institutions, en dehors des lieux traditionnels du pouvoir politique, et souvent hors de portée des citoyens ou des autres contre-pouvoirs. Il est d’autant plus difficile à appréhender.

Ensuite, les multinationales sont par définition présentes dans de nombreux pays, sur des sites très éloignés les un des autres. Très concrètement, la barrière linguistique et la distance géographique font qu’il reste parfois très difficile de savoir ce qui se passe sur le terrain à l’autre bout du monde. Les syndicats d’une même entreprise dans différents pays peinent souvent, faute de temps et de moyens, à communiquer et partager l’information entre eux. Cela vaut aussi pour les collectivités territoriales qui accueillent leurs implantations, et évidemment pour les riverains de leurs sites industriels. On est très loin de connaître, en France, la réalité des opérations de nos entreprises ailleurs dans le monde. Les multinationales savent en jouer.

Un autre problème est que les informations relatives aux multinationales sont souvent livrées au public à travers le prisme de jargons très techniques, inaccessibles au plus grand nombre, à commencer par le jargon boursier et financier. Ces prismes ne donnent qu’une vision très partielle – et partiale – de la réalité des entreprises. Malheureusement, on peut dire que la « responsabilité sociétale des entreprises » (RSE) est aujourd’hui devenue, avec sa bureaucratisation au sein des firmes, une autre forme de jargon technique, qui cache autant la réalité qu’il ne la dévoile.

Par ailleurs, les entreprises ont toujours un intérêt économique potentiel dans les informations relatives à leurs activités. Il faut en permanence arbitrer entre le souci de la transparence, l’intérêt général, et le caractère commercialement sensible d’une information.

Contraintes de confidentialité et de réserve aux salariés

C’est pourquoi les entreprises imposent des contraintes de confidentialité ou de réserve à leurs salariés. Comme elles restent largement maîtresses des informations qui sont rendues publiques sur leurs activités, elles ont souvent tendance à en dire le moins possible, pour éviter les problèmes – particulièrement lorsqu’il s’agit de sujets qui fâchent – et de subordonner la seule information qu’elles livrent à leur stratégie de communication et de relations publiques. Ce réflexe d’opacité risque d’être considérablement renforcé par la directive européenne sur le secret des affaires récemment adoptée.

Tous ces problèmes expliquent qu’il soit souvent difficile, pour les journalistes, de scruter les activités des entreprises et leurs impacts, d’autant plus qu’il s’agit de sujets et complexes et parfois rébarbatifs. Les grands scandales qui font la une de la presse internationale, comme le Rana Plaza, ne constituent en un sens que la partie émergée de l’iceberg. Mais la faiblesse relative du travail journalistique sur les entreprises (par comparaison avec la manière dont ils traquent les dirigeants politiques) s’explique aussi (et peut-être surtout) par le fait que leurs titres de presse sont souvent la propriété de ces mêmes entreprises ! La situation est particulièrement caricaturale en France, mais on la retrouve dans de nombreux autres pays. Si l’on y ajoute la dépendance de nombreux médias envers les revenus de la publicité – eux aussi apportés en grande partie par ces mêmes groupes –, on comprend que le travail d’enquête sur les multinationales reste aussi modeste en comparaison de leur influence. Il y a aussi, heureusement, des dynamiques positives, avec la réaffirmation actuelle de l’importance du journalisme d’investigation et l’émergence de nouveaux types de médias, basés sur un modèle non commercial et à but non lucratif.

État des lieux

Ce numéro de la revue Passerelle a pour objectif de dresser un état des lieux – inévitablement incomplet et fragmentaire – de ces enjeux.

La première partie traite des enjeux relatifs au droit à l’information en matière économique et notamment de l’information relative aux multinationales, de leurs à leurs activités et à leurs impacts. Il aborde notamment les menaces, anciennes et nouvelles, qui pèsent sur ce droit à l’information – notamment la mise en avant récente du « secret des affaires » – ainsi que le rôle des médias.

La seconde partie examine les questions de transparence et de « reporting  », autrement dit les informations que les entreprises sont contraintes – ou non – de rendre publiques sur leurs activités. Les articles qui y sont regroupés évoquent de nombreux domaines où cette transparence est encore très insuffisante – notamment en matière de fiscalité, de lobbying ou d’aides publiques.

La troisième partie pénètre au cœur même des entreprises en étudiant les besoins et les droits des salariés et des organisations syndicales en matière d’information, et comment ils peuvent s’articuler avec les besoins de la société dans son ensemble.

Enfin, la quatrième et dernière partie, la plus longue et aussi la plus exploratoire de ce Passerelle, présente un certain nombre d’initiatives, d’organisations ou de réseaux qui contribuent tous, chacun à leur niveau et à partir de positionnements et de domaines d’intérêts différents, à produire une information indépendante et utile à la société dans son ensemble sur les multinationales. Autant de « contre-pouvoirs informationnels » qui jouent un rôle vital, quoique pas toujours visible, pour maintenir ou faire rentrer les multinationales, et plus généralement les pouvoirs économiques, dans l’espace démocratique. La faiblesse de leurs moyens actuels par rapport à ceux dont disposent les grandes entreprises ne fait que rendre leurs succès plus remarquables.

Ensemble, dans leur diversité, ces efforts font signe vers le besoin de créer de nouvelles capacités, de nouvelles formes de collaboration et de partage de l’information (il en est évoqué plusieurs exemples dans ces pages), mais aussi d’énoncer et de faire reconnaître des nouveaux droits et de nouveaux principes d’accès à l’information économique et à la contre-expertise.

Il ne faut pas se cacher que nous sommes confrontés à de nombreux vents contraires dans ce domaine, comme l’illustre de manière éclatante la promotion du « secret des affaires » en Europe, dont on pourrait dire qu’elle participe d’une tendance générale à extraire tout ce qui concerne les entreprises du champ de la démocratie et du regard public, pour leur donner un statut quasi intouchable (au même titre, par exemple, que les tribunaux privés d’arbitrage entre investisseurs et États, associés aux accords de libre-échange comme le projet Tafta, entre Union européenne et États-Unis).

L’enjeu de l’information paraît l’un des nœuds les plus importants – avec la question de la responsabilité juridique et des normes contraignantes applicables aux multinationales – du combat pour la démocratie en matière économique, qui est le combat pour la démocratie tout court. Bien que l’information reste par définition « immatérielle », par opposition à la sanction bien réelle que pourrait prononcer un juge, il ne faut pas pourtant sous-estimer son importance effective.

Tout d’abord parce que le « risque réputationnel » (aussi insatisfaisant qu’il puisse être pour un militant d’en rester à ce niveau) reste extrêmement important pour les entreprises : aucune n’a intérêt à être mise en cause pour des atteintes à l’environnement ou aux droits humains, à la fois en termes d’image de marque et pour les conséquences en chaîne qui pourraient résulter d’une « mauvaise réputation ».

Ensuite et surtout, parce que les multinationales fondent leur pouvoir vis-à-vis de nombreux acteurs sur une certaine asymétrie de l’information, qui leur assure la maîtrise du jeu. Et donc parce que diffuser une information indépendante et alternative permet à tous ceux qui ont un pouvoir de décision réel qui peut affecter les entreprises – pouvoirs publics, investisseurs, communautés d’implantation, mais aussi travailleurs et cadres au sein même des entreprises – d’utiliser ce pouvoir à meilleur escient, d’influer sur les pratiques, et, le cas échéant, de ne pas accepter ce qui est inacceptable.

Au final, peut-être, l’information la plus utile que l’on puisse produire sur les multinationales est l’information sur les alternatives aux multinationales : celle qui montre qu’il est possible de faire autrement, et sans elles.

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