Professeur des Université et critique littéraire spécialisé dans les littératures coloniales et postcoloniales africaines, Benaouda Lebdai est auteur de nombreux ouvrages traitant notamment de l’évolution de la littérature africaine et sur les relations qu’entretient cette littérature avec l’Histoire et la mémoire des peuples africains. Il nous a accordé cet entretien à l’occasion de son récent passage à Bejaïa où il a animé une rencontre et une séance dédicace autour de son dernier ouvrage « Afrique du Sud, Histoire et littérature » édité chez Casbah éditions.
L’Express : Vous vous définissez en études littéraires comme un africaniste comparatiste, quel pays africain considérez-vous comme le plus performant et le plus fécond dans la production littéraire d’expression française ?
Benaouda Lebdai : Votre question est difficile, car décréter que tel ou tel pays africain serait plus performant et plus fécond qu’un autre serait injuste et maladroit. Néanmoins, je pense profondément que chaque pays africain possède ses forces et ses faiblesses en termes de production littéraire. Ce qui est à souligner en ce début de XXIème siècle, c’est qu’il y a de plus en plus d’Africains, du Nord au Sud et de l’Est à l’Ouest, qui s’exprime par le biais de l’écriture romanesque, que cela soit par la poésie ou le roman principalement. Si l’on regarde du côté des maisons d’édition dans chaque pays africain, je pense que l’Algérie est féconde et si l’on juge par la présence massive des maisons d’éditions algériennes au Salon International du Livre d’Alger (SILA), le Sénégal est très productif ainsi que la Guinée. Ceci étant dit, les autres pays sont en progression constante, avec des ouvrages de bonne qualité. Il ne faut pas non plus oublier les Africains de la diaspora qui publient en France, en Grande Bretagne ou aux États-Unis et qui contribuent au rayonnement de l’Afrique du Nord et de l’Afrique sub-saharienne.
La littérature d’expression française dans le continent africain est-elle en train de régresser ou de se développer ?
Vous savez, dans les années 1960, de nombreux critiques ont prédit que les langues du colonisateur allaient disparaitre et que les langues locales allaient les remplacer très vite. Force est de constater qu’en ce début du XXIème siècle, le français et l’anglais ne sont point en perte de vitesse au vu des publications dans la langue de l’Autre et cela pour diverses raisons. Ce qui est intéressant de noter, c’est que cela ne se fait pas au détriment des autres langues, comme l’arabe, le wolof, le bambara, le zulu ou l’amazigh. Ceci prouve qu’il ne faut pas opposer les langues. Dans le monde dans lequel on vit où les réseaux sociaux prennent de plus en plus d’ampleur, plus un peuple maitrise plusieurs langues, mieux c’est ! Il se trouve que le français dans lequel écrivent les Algériens, les Sénégalais ou les Guinéens n’est pas un français de France mais bien un français algérianisé, sénégalisé …
Comment voyez-vous l’avenir de cette littérature avec les grands enjeux géopolitiques du monde actuel et le glissement de certains pays vers l’usage de l’anglais au lieu et place du français ?
Les littératures africaines progressent et prennent de l’ampleur. Il n’y a pas de sous langues et de langues mineures et si l’anglais prend de l’ampleur c’est par rapport à la première puissance du monde qui est l’Amérique. L’anglais est certes la langue des sciences et du commerce, il y a l’anglais des aéroports comme on dit mais en termes de culture toutes les langues se valent, toutes les langues africaines et la langue française qui est une résultante de la colonisation mais que les Africains ont su maitriser et africaniser. On ne peut effacer d’une baguette magique une langue par une autre. Par ailleurs, il ne faut pas oublier que l’anglais n’est pas une langue neutre, elle fut aussi une langue coloniale.
Peut-on espérer voir un jour un écrivain africain écrivant en français recevoir le Nobel de littérature ?
Votre question est pertinente ! C’est ce que je souhaite. En Afrique nous avons cinq Prix Nobel, ce qui n’est pas rien. Nadine Gordimer et J.M. Coetzee d’Afrique du Sud, Wole Soyinka du Nigeria, Naguib Mahfoud d’Égypte et Abdulrazak Gurnah de Zanzibar et Tanzanie. Donc, pas un seul en langue française, en effet. Certains écrivains pourraient y prétendre mais beaucoup ne dépassent pas leurs frontières nationales, l’Algérienne Assia Djebar le méritait amplement. Aujourd’hui, au vu de sa notoriété et de son talent de conteur, je mettrai en avant Yasmina Khadra au vu des multiples thèmes qu’il aborde et du fait qu’il est traduit dans le monde.
Dans votre dernier ouvrage « Afrique du Sud, Histoire et littérature » vous racontez l’histoire mouvementée de l’Afrique du Sud à travers de nombreux textes puisés dans la littérature sud-africaine. Quels sont les textes qui témoignent le plus de la souffrance des Sud-africains ? Ceux écrits pendant la colonisation et l’apartheid ou ceux produits post-colonisation ?
Dans cet ouvrage qui résulte d’un travail au long cours, d’une réflexion suivie et d’un travail de recherche soutenu, la question de la réaction à l’apartheid par les romanciers Noirs et Blancs dans la littérature sud-africaine est certainement centrale. Pour répondre à votre question, je dirai que pendant l’apartheid, de la part de nombreux romanciers, c’était un engagement pour dénoncer par le biais de la fiction un système idéologique inique, raciste basé sur le rejet total de l’Autre, en l’occurrence les Noirs, les Métis et Indiens sud-africains. Après la fin de l’apartheid, la littérature sud-africaine a sans aucun doute abordé d’autres thématiques, mais la souffrance des Sud-africains fut telle que le trauma de cette période ne pouvait que s’exprimer dans les textes sud-africains post-apartheid. Une telle souffrance due à l’apartheid ne pouvait s’effacer d’un revers de main. La littérature exprime ces traumas profonds.
Outre l’exploitation d’ouvrages issus de la littérature sud-africaine d’expression anglophone ou d’expression « afrikaner », avez-vous exploité dans votre livre des textes écrits dans les langues locales de l’Afrique du Sud ?
Non pas du tout, les littératures écrites en Zulu, en Xhosa ou en Afrikaner existent bien entendu, mais mes travaux de recherches de recherche restent concentrés sur les textes écrits en langue anglaise par les Blancs comme Nadine Gordimer ou J. M. Coetzee ou par les Noirs Alex La Guma ou Zakes Mda ou Dennis Brutus.
La littérature sud-africaine politiquement engagée est-elle le fait d’écrivains noirs ?
Pas uniquement. Les libéraux Blancs luttaient aussi contre un système raciste qu’ils réprouvaient et donc qu’ils combattaient. Les romans de Athol Fugard, d’André Brink, de Alan Paton ou de Nadine Gordimer, pour ne citer que quelques-uns, ont beaucoup contribué à la lutte anti-apartheid. Leurs romans et les films qui ont été réalisés à partir de leurs textes fictionnels ont fait connaitre au monde entier l’enfer dans lequel les Noirs sud-africains vivaient. Grâce à eux une prise de conscience d’un drame à huis-clos s’est enclenchée en Europe et aux États-Unis.
Qui peut-on considérer comme l’écrivain sud-africain le plus représentatif de la littérature engagée ?
Je dirai sans hésiter que les écrivains sud-africains se sont tous engagés dans la lutte contre l’apartheid et donc il serait difficile de hiérarchiser. J. M. Coetzee et Nadine Gordimer ont reçu le Prix Nobel de littérature pour leur talent d’écrivains mais aussi pour leur engagement contre l’apartheid ….
Avec la somme impressionnante de livres écrits sur la colonisation et l’apartheid en Afrique du Sud, a-t-on fini de décortiquer ces deux thèmes ou restent-ils encore des aspects à en analyser ?
L’Histoire n’est jamais écrite définitivement. Les jeunes auteurs reviennent sur le vécu de leurs parents, grands-parents et ancêtres, et ainsi des visions nouvelles peuvent être révélées sur tel ou tel évènement marquant.
Je vous laisse conclure…
La littérature est essentielle dans la vie culturelle d’un pays dans la mesure où la lecture apporte de nouvelles manières de voir et de percevoir le monde. La littérature permet de dire ce que l’on est, d’entrevoir ce que l’on peut devenir. On peut le constater dans le cas de l’Afrique du Sud où la fiction a permis d’exprimer le vécu et le ressenti des hommes et des femmes face à un système de gouvernance raciste. Les romans sud-africains ne sont pas du tout des pamphlets, mais bien des créations littéraires. Ces œuvres ont permis de dire des choses, de décrire des émotions, d’exprimer des idées et c’est ce qui touche les lecteurs. C’est pour cela que de nombreux romans furent censurés par les autorités afrikaners, et ceci est significatif. La bonne littérature décrit des drames mais aussi des joies d’hommes et de femmes en situation de conflits intérieurs ou extérieurs à soi. C’est ce qui fait la richesse d’un pays passionnant.