6.9 C
Alger

Olivier Piot: « L’Algérie réussira à tracer sa route vers une reconstruction démocratique »

Dans cet entretien, Olivier Piot nous livre sans concessions, ses impressions sur les révolutions dans le Maghreb et les pays arabes, le cas algérien, avec la chute du système Bouteflika, mais aussi, car c’est sa spécialité, sur les médias, les avancées acquises et les attentes suscitées par l’agitation des peuples tant au Machrek qu’au Maghreb. 

L’EXPRESS/ Les révolutions au sein des pays arabes n’ont pas apporté les changements tant espérés par les citoyens. Au contraire, certains regrettent même le régime passé, comme c’est le cas en Tunisie ? Comment expliquez cette évolution ? 

Je ne suis ni historien ni chercheur, mais le travail journalistique de terrain dans de nombreux pays arabes et d’Afrique donne la possibilité de se forger une opinion au plus près de ce que disent ou ressentent les gens. Les mouvements populaires de 2011 au sein de nombreux pays arabes ont été porteurs d’un immense espoir pour des millions de personnes. Dix ans plus tard, le sort réservé à cette onde de choc contestataire est sombre : révolution brisée puis transformée en guerre civile tragique en Syrie, retour brutal à une dictature politique et militaire en Égypte, pays exsangue et fragmenté au Yémen… Dix ans après l’élan des « printemps arabes », seule la Tunisie est restée sur la voie d’une transition démocratique qui, pour l’instant, résiste aux forces conservatrices qui prônent un retour à l’autoritarisme d’avant la chute de Ben Ali. Après une décennie post-révolutionnaire dans ce pays, une certaine nostalgie s’est emparée d’une partie non négligeable du peuple de Tunisie. Le fiasco de l’économie tunisienne et, surtout, l’impasse sur les questions sociales du quotidien (chômage, décrochage scolaire, paupérisation des quartiers populaires et des régions marginalisées, exil des jeunes, etc.) ont eu raison des espoirs nés en 2011. Depuis 2017, une forme de réaction est à l’œuvre dans le pays. Elle s’appuie notamment sur la conviction diffuse que l’ « État fort » qui prévalait sous Ben Ali (et avec le président Bourguiba) pourrait être une solution à l’asphyxie de la société tunisienne, en lui redonnant le sentiment d’une maîtrise de son sort. C’est bien sûr une illusion d’optique, mais si les dirigeants politiques tunisiens actuels ne rompent pas avec leur inertie et leurs clivages partisans, le pays n’aura plus que deux choix : une seconde révolution nourrie de violentes colères sociales ou un retour à une forme de « paternalisme » d’État qui donnera l’illusion qu’un nouveau chapitre s’ouvre. Ce retour à un État autoritaire apparaît déjà à beaucoup de Tunisiens comme potentiellement meilleur que la paralysie et le chaos actuels.     

Précisément, vous avez consacré deux ouvrages à la révolution en Tunisie. Quel constat faites-vous aujourd’hui de ce pays qui a sombré dans une autre crise politico-économique ?

De nombreux acquis démocratiques ont été plantés et fortifiés en Tunisie depuis 2011 ; nouvelle constitution (2014), apprentissage du pluralisme politique lors des différentes élections, vitalité des organisations issues de la société civile, défense du droits des femmes, etc. Clairement, la Tunisie de 2021 a su rompre avec les pratiques et structures sécuritaires et liberticides d’avant 2011. Mais clairement aussi, les étapes de cette transition ne tracent pas un chemin linéaire. En Tunisie comme ailleurs – ce fut le cas en Europe ou aux États-Unis les siècles précédents -, le processus révolutionnaire est chaotique et long. Si vous prenez la Révolution française de 1789, de longues années ont été nécessaires pour que se déploie le processus post-révolutionnaire avant la contre révolution orchestrée par un militaire (Napoléon Bonaparte) jusqu’à la restauration d’un « État fort » sous la forme de l’Empire (1804). Par la suite, l’élan révolutionnaire ne reviendra en France qu’en 1830, puis 1848… Autant dire que rien n’est jamais linéaire et continue. Surtout, aucune pause n’est permise : lorsque le processus n’avance plus, il recule. En Tunisie, la décade « révolutionnaire » qui vient de s’achever porte en elle les ressorts d’une contre révolution politique à l’affût. Si la paralysie politique persiste à Tunis, notamment sur la question sociale, sans rupture avec le vieux modèle tunisien de l’économie de rente (oligarchie rentière) financé par les bailleurs internationaux (FMI, Banque mondiale), des forces idéologiques et politiques combinées finiront par bloquer le processus en marche en œuvrant – et c’est déjà le cas – pour un retour à un régime liberticide et sécuritaire.

L’Algérie a connu un virage important depuis le 22 février 2019 (première marche du Hirak) et qui a conduit à la destitution de l’ancien président de la république, Abdelaziz Bouteflika, qui voulait briguer un 5ème mandat. Quel regard portez-vous sur cette nouvelle Algérie qui est en train de se construire ?

Le peuple algérien a incontestablement et courageusement pris sa revanche sur son relatif immobilisme du printemps 2011, financé socialement par Abdelaziz Bouteflika. Mais à la différence par exemple du Maroc – lui aussi passif en 2011 et globalement resté, depuis, plombé par l’obscurantisme politique -, le mouvement du Hirak est un formidable exemple de mobilisation et de conscience populaires comme le pays n’en avait pas connu depuis la fin des années 1980. Mais là encore, rien n’a été et ne pourra être linéaire. La crise sanitaire de la Covid 19 a servi de prétexte à un bridage, par l’État, de ce mouvement qui a finalement su trouver une renaissance dès la fin de l’année 2020. Sous la pression du peuple algérien, de sa jeunesse et de ses différentes composantes sociales et culturelles, le changement d’une partie des personnels politiques à la tête de l’État est une étape, mais elle ne signifie pas un changement de régime. D’autant que l’une des grandes différences entre l’Algérie et la Tunisie tient au rôle social et politique joué par l’armée algérienne : une structure sociale et politique intimement lié au régime algérien depuis l’indépendance du pays. Cet enchevêtrement des réseaux de pouvoir (civil et militaire) rend la transition plus complexe à Alger qu’à Tunis en janvier 2011. Toutefois, la profondeur de la mobilisation du peuple algérien est une sérieuse garantie pour l’avenir démocratique du pays. Nul doute que par poussées successives – mêlées à une série de réactions autoritaires et conservatrices -, l’Algérie réussira à tracer sa route vers la construction d’un nouveau régime qui pourrait ouvrir la voie à une authentique reconstruction démocratique.

L’ouverture du champ médiatique a été l’une des grandes avancées démocratiques dans certains pays du Maghreb. Comment y évaluez-vous la liberté d’expression des médias ? 

D’une façon générale – en Afrique comme partout ailleurs dans le monde – les écosystèmes médiatiques sont à la fois des symptômes de l’état d’une société et des puissants leviers de changements politiques et sociaux. Ils traduisent autant qu’ils bousculent l’état du champ politique. Or en 2021, partout les libertés d’expression (des citoyens) et de la presse (médias et journalistes) régressent, notamment en Europe et en particulier en France. Le dernier épisode du fameux article 24 en dit long sur cette tendance « liberticide » à laquelle aucun pays n’échappe désormais, même lorsqu’il s’agit de vieilles démocraties (1). À cet égard, la crise sanitaire mondiale de la Covid 19 n’a fait qu’accentuer une dérive qui, avec des variantes, sévit de l’Europe à l’Asie, en passant par l’Amérique du Nord ou l’Afrique. Au Maghreb, des changements importants se sont opérés dans les paysages médiatiques aux cours des dix dernières années. Les nouvelles technologies de la communication (NTIC), l’équilibre entre médias privés et médias publics, la participation des citoyens aux nouveaux vecteurs de l’information, la déréglementation des anciens systèmes… Tous ces paramètres œuvrent à des des mutations décisives pour l’avenir (2). La place d’Internet et des réseaux sociaux, par exemple, a été confortée dans la production de l’information, des nouveaux médias sont apparues, en marge des médias traditionnels. Surtout, les sociétés civiles ont appris à s’emparer du vecteur précieux de cette information qui, il y a peu, restait un monopole d’État ou de quelques puissances financières privées. Dans un contexte démocratique favorable – comme c’est le cas en Tunisie depuis 2011 -, cette nouvelle équation médiatique a en partie favorisé une plus grande indépendance de ton des médias par rapport aux pouvoirs politique et étatique. Ailleurs, là où des régimes forts plient sans rompre, comme en Algérie ou dans divers autres pays d’Afrique (Cameroun, Bénin, Tchad, Sénégal, etc.), une forme de transition est en marche. En Algérie, certains médias accompagnent le mouvement populaire du Hirak, alors que d’autres s’accrochent aux forces du conservatisme. Pour le pire comme pour le meilleur, ce foisonnement de libertés possibles et alternatives dans l’espace médiatique constitue un précieux levier pour les changements à venir.

Vous avez lancé « Médias et Démocratie» (M&D) qui est une jeune plateforme née en 2015 des besoins des journalistes africains en matière de formation et d’accompagnement. De quoi s’agit-il exactement ?

D’un bout à l’autre de la planète, le monde des médias et les pratiques du journalisme se sont considérablement uniformisés depuis 20 ans. Avec internet, la révolution de l’information n’épargne aujourd’hui aucun pays. Avec la plateforme Médias & Démocratie (M&D), nous avons souhaité tirer partie de ce mouvement de mutations de nos métiers pour construire une plateforme d’échanges, de formation et de débats afin de favoriser la confrontation d’expériences et de savoir-faire entre confrères (et consœurs) d’Europe et d’Afrique. Ce « pont », construit de part et d’autre de la Méditerranée, a jusqu’ici pris la forme de  sessions annuelles de formation qui se déroulent chaque année à Tunis puis à Bordeaux, grâce à une immersion dans les rédactions de médias régionaux français et la rencontre d’acteurs du jeu démocratique (syndicat, avocats, élus locaux, etc.) . Ce protocole inédit est à la base de notre ONG (3), comme le sont nos valeurs et notre objectif : échanger entre journalistes pour promouvoir le rôle des médias dans la consolidation des processus de transition démocratique engagés sur le continent africain. Pas de médias libres sans démocratie, pas de démocratie sans médias indépendants. 

Au sein de M&D, quels sont les thématiques sur lesquelles vous échangez avec les confrères africains ?

Contrairement aux formations académiques dispensées par les filières traditionnelles du journalisme (écoles, cursus universitaires, instituts privés), M&D souhaite favoriser la réflexion et l’échange entre journalistes à partir des mutations qui traversent les écosystèmes médiatiques, en Europe comme en Afrique. Nous favorisons donc des thématiques comme le data journalisme, le travail des journalistes avec les lanceurs d’alerte ou les acteurs de la société civile (ONG, blogueurs, etc.), l’usage des réseaux sociaux, la pratique du Mobile journalisme (Mojo) et des podcasts, la lutte contre les « fake news », le journalisme d’investigation ou encore la question de la protection et de la sécurité des journalistes. C’est en restant en veille sur toutes ces mutations en cours, et en essayant d’anticiper des tendances dont les effets vont aller en s’accentuant sur nos métiers, que nous concevons et faisons évoluer nos modules de débats et de formation. Sans oublier, bien sûr, ce qui constitue l’ADN du journalisme : la différence entre « communication «  et « information » et les règles éthiques de notre profession. 

Quels sont les futurs projets de Médias & Démocratie en Afrique ? 

Après un premier réseau d’échanges entre confrères d’Europe et d’Afrique amorcé en 2016 sur l’axe Tunis-Bordeaux, nous allons créer, en mars 2022, un nouveau pôle d’échanges sur l’axe Nouakchott-Marseille destiné aux confrères venus d’Afrique du Nord (et du Liban). Ce nouveau pôle de développement de la plateforme nous permettra de mieux travailler sur les spécificités liées aux médias et pratiques journalistiques au Maghreb et, au-delà, d’autres pays arabes, même s’ils sont en marge de l’Afrique. Bien sûr, nous espérons qu’un jour prochain, nous pourrons créer un troisième axe avec l’Algérie, par exemple entre Alger et Montpellier… Par ailleurs, je suis fier de vous annoncer qu’en étroite collaboration avec CENOZO (4) – le plus grand réseau de journalistes d’investigation d’Afrique de l’Ouest -, nous organiserons en novembre 2021, à Dakar, la toute première édition du Prix Africain du Journalisme d’Investigation (PAJI), avec de très nombreux partenaires africains (médias et organisations des sociétés civiles). Inédit dans sa catégorie, ce prix panafricain récompensera, d’un bout à l’autre du continent, le travail d’enquête de terrain réalisé par des confrères et consœurs, dans les conditions périlleuses que vous savez. Nous espérons que ce prix permettra de valoriser le travail de nombreux journalistes algériens qui répondront à l’appel à candidatures qui sera lancée en juin 2021.

Olivier PIOT est journaliste, grand reporter, spécialiste de l’Afrique et de la question kurde au Moyen Orient. Fondateur de la plateforme franco-africaine « Médias & Démocratie », il est l’auteur de nombreux ouvrages, dont Kurdes, les damnés de la guerre (Les Petits Matins – 2020) et Tunisie, la révolution inachevée (L’Harmattan – 2021).

Articles de meme catégorie

- Advertisement -L'express quotidien du 11/12/2024

Derniers articles