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Benjamin Stora : «Parler de 1968 réveille le souvenir très proche de 1962»

La menace de révision des accords migratoires de 1968 entre la France et l’Algérie intervient dans un contexte diplomatique extrêmement tendu. Alors que les relations entre les deux pays n’ont jamais été aussi fragiles, cette remise en cause réactive, en filigrane, un autre accord fondamental : celui d’Évian, signé en 1962, qui avait posé les bases de la séparation entre les deux États.

Benjamin Stora, historien et spécialiste du Maghreb contemporain, a estimé dans une interview accordée au magazine Historia, que toucher aux accords de 1968, c’est, consciemment ou non, rouvrir le dossier d’Évian et, avec lui, le passif colonial qui continue d’empoisonner les relations bilatérales.

Signés le 18 mars 1962 entre la France et le Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA), les accords d’Évian scellent la fin de la guerre et organisent l’indépendance de l’Algérie. Parmi les points cruciaux figurent le cessez-le-feu, le maintien temporaire des intérêts économiques français et le statut des populations. Les Algériens conservent la possibilité de circuler librement entre les deux pays, tandis que les pieds-noirs bénéficient d’un délai de 3 ans pour choisir entre la nationalité française et algérienne.

Ce cadre, pensé dans l’urgence d’une décolonisation violente, a structuré les relations post-indépendance. Il explique en grande partie la création, en 1968, d’un statut spécifique pour les Algériens en France. « Après les accords d’Évian, une libre circulation existait entre l’Algérie et la France », rappelle Benjamin Stora. « C’était une période où la France avait besoin de main-d’œuvre, et ces travailleurs algériens, issus d’un pays qui avait été français pendant 132 ans, bénéficiaient d’un traitement particulier ».

Mais aujourd’hui, cet héritage est remis en question par le gouvernement français, qui souhaite aligner le statut des Algériens sur celui des autres étrangers. Une décision qui, pour l’historien, ne peut être dissociée de 1962. « Revenir sur cette signature-là me semble être une remise en cause implicite, inconsciente, de ce que le président de Gaulle avait aussi signé en 1962, c’est-à-dire les accords d’Évian », prévient-il.

Si la question migratoire a toujours été un point de crispation entre Paris et Alger, la volonté de modifier les accords de 1968 intervient à un moment particulièrement délicat. « Le point de paralysie qui existe entre les deux pays actuellement est le plus important depuis l’indépendance de l’Algérie », affirme Stora.

La reconnaissance par la France de la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental, en juillet 2024, a été un tournant. « À partir de là, les autres points de désaccord se sont intensifiés », explique l’historien. « Les Algériens, qui jusque-là acceptaient plus que d’autres pays le retour des OQTF sur leur sol, ont durci leur position ».

Autre élément de tension : la mémoire. Alors que la guerre d’Algérie reste un sujet brûlant, les débats se cristallisent autour des responsabilités historiques et du traitement des anciens combattants, harkis et pieds-noirs. « Parler de 1968 réveille le souvenir très proche de 1962 », note Stora. « Chaque geste politique qui touche à ces accords renvoie inévitablement à l’histoire coloniale ».

Un passé qui ne passe pas

Cette réactivation du passé ne surprend pas l’historien, qui observe depuis des années une guerre des mémoires entre les deux pays. « De Gaulle pensait pouvoir refermer la « boîte à chagrin ». Mais elle n’a jamais été qu’à moitié fermée », souligne-t-il. « Les passions, les douleurs, les ressentiments ont continué de se transmettre ».

Cette transmission mémorielle s’est opérée différemment de chaque côté de la Méditerranée. « Aux silences français a succédé un discours algérien héroïsant, qui ne reflétait pas toujours la complexité de l’histoire », estime Stora. « Aujourd’hui, lorsque ces récits s’affrontent, cela ne diminue pas les tensions, au contraire ».

Alors que la France envisage de redéfinir le cadre migratoire issu de ces accords, la question reste posée, jusqu’où peut-on aller sans rouvrir les plaies du passé ? « Cela crée un espace mixte franco-algérien considérable, qui est, de toute façon, un legs de notre histoire », rappelle l’historien. Un legs qui, aujourd’hui encore, façonne les relations entre les deux pays bien plus qu’aucune décision politique ne saurait le modifier.

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