Docteur en philosophie politique, enseignant-chercheur à l’université Abderrahmane Mira-Bejaia, Mahrez Bouich revient sur la crise qui secoue les relations entre la France et l’Algérie.
L’Express : Jamais les relations entre la France et l’Algérie ne se sont autant dégradées. Quelle lecture feriez-vous ?
Mahrez Bouich : Votre question est intéressante, mais aussi complexe. Ce que je peux vous dire, c’est que cet avis est partagé par plusieurs personnes. En effet, les relations algéro-françaises traversent une période très difficile. Le coup de grâce a été porté par l’État français, qui a pris une décision diplomatique « suicidaire » en reconnaissant la marocanité du Sahara occidental. Il s’agit d’une décision caduque et inexplicable, puisqu’elle remet en cause le droit du peuple sahraoui à l’autodétermination. C’est également une décision qui viole le droit international, le consensus international, ainsi que toutes les résolutions des Nations unies qui ne reconnaissent en aucun cas la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental. La France a-t-elle commis une erreur ? Oui, une grave erreur et une dérive historique. Pour approfondir la réponse à votre question, plusieurs raisons ont provoqué la détérioration des relations algéro-françaises. En plus du changement de position de la France sur la question du Sahara occidental, qui est, selon moi, l’une des gouttes d’eau ayant fait déborder le vase, il faut également prendre en compte le fait que la France continue de fuir ses responsabilités concernant les crimes commis en Algérie pendant la colonisation. Une fuite chronique qui dure jusqu’à aujourd’hui. À cela s’ajoutent les provocations de certains responsables français et de leaders d’extrême droite, qui persistent à tenir des discours anti-algériens et à mener des campagnes médiatiques acharnées au quotidien contre l’Algérie.
Malgré les controverses diplomatiques relatives aux relations tendues entre l’Algérie et la France et les différentes attaques françaises, il est très important de signaler, sans démagogie aucune, la sagesse de la diplomatie algérienne, qui a géré ce dossier de manière très diplomatique, notamment face aux différentes provocations du ministre de l’Intérieur français.
L’acharnement de l’extrême droite sur les thèmes de l’immigration algérienne et de la religion musulmane est-il utilisé comme levier politique en vue des élections présidentielles de 2027 ?
Votre question est d’actualité. Effectivement, comme je l’ai déjà évoqué auparavant, la radicalité anti-algérienne produite par l’extrême droite est liée aux enjeux et à la course électorale pour l’élection présidentielle de 2027, si Emmanuel Macron termine son mandat ! Mais il ne faut pas oublier qu’en réalité, cet acharnement repose bel et bien sur « le fond théorique et idéologique » de l’extrême droite, sur lequel il s’appuie depuis très longtemps.
Lors de la journée d’études, plusieurs intervenants ont souligné que l’extrême droite française instrumentalise l’immigration, notamment algérienne, et la religion musulmane à des fins électorales. À mon avis, cet acharnement s’inscrit dans une stratégie bien cadrée : exploiter les peurs et les tensions identitaires pour rallier un électorat en quête de « boucs émissaires ». Cette démarche est bel et bien celle de l’extrême droite française, mais aussi de l’extrême droite un peu partout en Europe et en Amérique : la peur de l’immigration, de l’étranger, et de l’autre sous toutes ses formes, qu’elles soient culturelles, religieuses ou identitaires.
À mon avis, cette pré-campagne électorale, menée par les « rêveurs de l’Élysée » parmi l’extrême droite française, alimente la construction d’un discours politique dans lequel l’immigration, notamment algérienne, est présentée comme une menace. On l’a vu à travers les attaques de plusieurs chefs de l’extrême droite, qui multiplient les propos anti-immigration, anti-étrangers, les discours anti-algériens, et qui produisent des discours et des analyses associant la présence des étrangers à l’existence de l’insécurité. Cela profite également de la crise politique que traverse la France depuis la dissolution de l’Assemblée nationale l’année passée par Emmanuel Macron et de tous « chevauchements et crises politiques » qui caractérisent la scène politique en France depuis.
En réalité, je pense qu’il s’agit d’une stratégie politique dangereuse, qui instrumentalise la diversité française pour masquer un projet idéologique profondément réactionnaire, au détriment des valeurs républicaines : liberté, égalité, fraternité, et au détriment des aspirations des Français issus de différentes origines, en particulier ceux d’origine algérienne.
Des voix, en particulier celles des leaders et politiques de l’extrême droite en France, se sont élevées pour remettre les choses en question. Ces nostalgiques de l’Algérie française peinent-ils encore à se défaire de cette nostalgie et à abandonner leur rêve de revivifier un empire colonial aujourd’hui dépassé ?
Hélas, l’héritage colonial et ce « corpus politique colonial » ne cessent de se refléter dans les discours politiques français. D’ailleurs, l’extrême droite française, pour des raisons politiques et par opportunisme électoraliste, ne s’est jamais autant investie qu’aujourd’hui dans la production d’un discours « anti-Algérie », empreint d’« algérophobie » et de mépris envers l’Algérie et son histoire millénaire. Avec une ruse politique, elle intègre dans son discours trois tendances : la première est la glorification du colonialisme, la deuxième est la nostalgie de l’Algérie française et la troisième est le mépris des immigrés issus des anciennes colonies françaises. Il est clair que toutes les composantes de l’extrême droite ne font que perpétuer un mensonge historique et une haine chronique contre l’Algérie. Elles rêvent d’un passé où la violence coloniale était la norme, où l’Algérien était un sujet et non un citoyen, un « indigène » soumis au terrible Code de l’indigénat et un « objet » victime d’une politique sans pitié, où les atteintes aux droits des populations et aux droits humains, ainsi que les inégalités, étaient justifiées par une idéologie fondée sur des principes ouvertement racistes, pour ne pas dire raciste., avec la fameuse loi du 23 février qui glorifie le colonialisme à travers son article 4.
Il est clair que la rhétorique anti-algérienne actuellement produite en France par l’extrême droite et ses relais s’accroche à une vision dépassée, incapable d’accepter que l’histoire a tranché : l’Algérie est libre et indépendante, et l’empire colonial appartient définitivement au passé. Cette rhétorique politique anti-algérienne est fondamentalement produite pour des raisons électoralistes, en premier lieu, et glorificatrice du colonialisme en deuxième lieu.
Ce qui redonne espoir au peuple algérien et au peuple français quant à l’avenir des relations algéro-françaises, c’est que, malgré les attaques virulentes de l’extrême droite française et de certains responsables politiques français – qui dissimulent, à des degrés divers, une nostalgie de l’Algérie française et un attachement à l’illusion d’une domination coloniale –, plusieurs voix courageuses s’élèvent en France.
Parmi les intellectuels, ainsi que parmi les hommes politiques centristes, de gauche, d’extrême gauche et même de droite, nombreux sont ceux qui rétablissent la vérité historique, produisent un discours rationnel et dénoncent les dérives de l’extrême droite française. Ces figures engagées ne cessent d’appeler à une meilleure considération de l’Algérie, en tant qu’histoire, État, peuple et identité.
Et cela, malgré les représailles que subissent certains intellectuels français qui refusent « l’oubli mémoriel », « le déni français de ces crimes coloniaux » et « les tentatives de justification, de normalisation et de glorification du colonialisme ». Cela concerne notamment les responsables politiques de l’extrême gauche française, attaqués par les leaders de l’extrême droite parce qu’ils critiquent l’instrumentalisation de la question des « OQTF » (Obligation de quitter le territoire français) par le ministre de l’Intérieur dans sa gestion des relations franco-algériennes, ou encore le journaliste français Jean-Michel Aphatie, qui a été la cible de l’extrême droite parce qu’il a évoqué les atrocités commises par l’armée française pendant la guerre d’Algérie. Ainsi que les attaques dont il est victime. L’historien Benjamin Stora, qui appelle à l’apaisement et à la reconsidération des relations algéro-françaises sur des bases solides.
À mon avis, refuser aujourd’hui « l’amnésie mémorielle » et « le déni des crimes coloniaux » que les leaders de l’extrême droite française et leurs acolytes veulent imposer, c’est refuser de normaliser le colonialisme et rejeter toute tentative de justifier les massacres et les atteintes aux droits des populations algériennes, victimes des exactions du colonialisme français. Les razzias commises lors de la conquête, l’utilisation d’armes chimiques, les terribles massacres, les tortures et les essais nucléaires, parmi les milliers d’atteintes et de crimes coloniaux, sont les témoins à jamais de l’atrocité coloniale.
Les accords de 1968 sont remis en cause, par une partie de la classe politique française, mais aussi par des officiels à l’image du Premier ministre François Bayrou et du ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau…
Il y a beaucoup à dire, tant sur le plan politique que juridique, concernant les accords de 1968. Ce qui intrigue particulièrement, c’est la manière dont la révision de ces accords, autrefois une revendication portée par l’extrême droite dans son discours politique anti-algérien, est devenue aujourd’hui une demande officielle du gouvernement français. En particulier, le Premier ministre François Bayrou et son ministre de l’Intérieur ont appelé l’Algérie à « réexaminer » cet accord. Malgré la mise en garde du président français, qui a déclaré que cette question relevait du président de la République. Cependant, cette question ne cesse d’être soulevée dans les discours officiels de certains membres du gouvernement.
Cependant, selon plusieurs responsables algériens et français, les accords de 1968 ont été vidés de leur contenu, puisqu’ils ont fait l’objet de nombreuses modifications, notamment à travers les accords de 1986, 1994 et 2001. Il est donc important de souligner qu’ils ont joué un rôle prépondérant dans la régulation des relations entre les deux pays, en particulier en ce qui concerne l’immigration algérienne en France. Leur remise en cause, notamment par des personnalités politiques influentes, peut être interprétée comme un rejet des fondements mêmes de l’amitié franco-algérienne.
Il est important de souligner que de véritables relations d’amitié franco-algériennes ne doivent en aucun cas être soumises à un chantage prenant pour instrument les accords de 1668.
Face aux différents discours haineux de certains groupuscules français d’extrême droite à l’égard de la communauté française d’origine algérienne et de l’immigration algérienne. Il est clair que la communauté française d’origine algérienne est une partie intégrante de la société française. Elle joue un rôle important dans la construction de la France et doit être protégée et ses droits promus, loin de toute surenchère politicienne.
Un mot pour conclure…
Je pense que les élites intellectuelles algériennes, en Algérie comme à l’étranger, sont aujourd’hui appelées à défendre la souveraineté du pays, à produire un discours anticolonialiste, à écrire l’histoire du colonialisme français en Algérie, à développer une diplomatie active pour défendre la mémoire algérienne et à promouvoir l’indépendance politique, économique et culturelle du pays afin de briser toute forme de dépendance postcoloniale.
Cette élite est également appelée à contribuer positivement à la construction et à la promotion des fondements démocratiques en Algérie, ainsi qu’à l’édification d’une société de libertés, loin des logiques politiciennes. Une cohésion nationale réelle contre toutes les tentatives de déstabilisation extérieures. N’est-ce pas que l’histoire de l’Algérie recèle les meilleurs exemples de résistances et de résilience face à toutes les formes de mépris, d’agression et d’ingérence ?