Les drones sont en train de changer la donne des conflits armés et de l’espace aérien, qu’il faut repenser en fonction de ces aéronefs non habités doués d’une autonomie croissante, notamment lorsqu’ils coopèrent sous la forme d’essaims. C’est pourquoi l’Allemagne commence la mise en place de son U-space, en y intégrant des systèmes de détection et d’interception de drones intrus. Revue de presse.
Un drone du projet « Falke » repose sur une remorque sur le terrain de l’aéroport de Hambourg. Le projet vise à réaliser la chasse d’un drone entrant dans la zone de sécurité des aéroports au moyen d’un autre drone.
Comment les drones révolutionnent la guerre aérienne
Ces vingt dernières années, les drones militaires ont joué un rôle croissant dans les conflits armés, jusqu’à décider de l’issue de la guerre au Haut-Karabagh en 2020. Selon Ulrike Franke, chercheuse au sein du Conseil européen des relations internationales (ECFR), ce conflit a marqué un tournant, car pour la première fois deux États se sont affrontés en utilisant des drones. Désormais, des pays qui sont loin d’être de grandes puissances militaires peuvent facilement s’armer et remporter des combats, en se fournissant auprès de la Turquie ou de la Chine. Pire, il est même possible pour des acteurs non étatiques de disposer d’une force aérienne, en détournant des drones civils à des fins terroristes ou militaires.
Voici le nouveau terrain sur lequel va se jouer la guerre du futur, prévient l’experte spécialisée dans la politique de sécurité européenne et allemande en réponse aux questions du magazine stern. Pourtant, l’Allemagne reste confrontée à un dilemme, car l’opinion publique y est réticente à l’usage de drones armés, qu’elle pense dotés d’une autonomie décisionnelle et qu’elle associe a priori à des meurtres ciblés et potentiellement illégaux. L’État devant garantir la sécurité du territoire, il lui faut cependant investir ne serait-ce que dans des systèmes de défense contre les drones.
Face à une prolifération et une automatisation croissantes, il est en effet nécessaire de développer une défense aérienne d’un nouveau genre, reposant sur des méthodes de détection et de neutralisation adaptées à ces aéronefs plus nombreux, souvent plus petits, et plus mobiles que les engins classiques. Actuellement, les investissements se portent vers une génération de drones de combat doués de capacités d’essaimage basées sur l’intelligence artificielle. Selon Ulrike Franke, ces drones, qui « travaillent ensemble, coopèrent les uns avec les autres, échangent des informations, et poursuivent un objectif commun », représentent la prochaine étape majeure du développement militaire.
Défense aérienne : comment détecter les intrusions de drones ?
Comment l’Allemagne envisage-t-elle de se défendre contre des attaques de drone ? Selon le magazine spécialisé Drones, il existe chez nos voisins deux systèmes de protection des aéroports civils contre les drones entrés illégalement. Le premier, coordonné par l’université de la Bundeswehr à Hambourg, et encore en phase de test, fait intervenir un drone intercepteur baptisé « Falke » (faucon) pour capturer le drone intrus à l’aide d’un filet. Capable d’atteindre une vitesse de 120 km/h, Falke détecte les aéronefs à l’aide d’un radar et de capteurs, il les filme avec une caméra, et grâce à un radiogoniomètre (un appareil de radiorepérage), il peut aussi déterminer approximativement l’emplacement de l’opérateur qui guide l’objet indésirable. Une intelligence artificielle rassemble les données recueillies, avant que la manœuvre d’interception soit déclenchée sur ordre d’un officier de police. Le filet déployé par Falke permet de capturer et non d’abattre l’intrus, afin d’empêcher tout dégât collatéral en zone civile et de préserver l’objet en tant que preuve. Une démonstration du projet Falke a eu lieu fin septembre 2021 à Hambourg en présence du ministre fédéral des transports Andreas Scheuer (CSU), qui en a admiré l’efficacité. Pourtant, en raison d’un temps plutôt venteux, le drone n’a mené à bien que la moitié des tentatives d’interception prévues.
Face à ces résultats mitigés, un concurrent privé, la société Aaronia, semblerait plus avancée, fournissant déjà de prestigieux clients comme l’aéroport londonien d’Heathrow. Reposant sur des capteurs à basse et haute fréquence, le système de radar dénommé Aartos ne relève que de la détection, mais se targue d’être capable de surveiller l’ensemble du spectre des fréquences sur une portée de 50 km et de pouvoir déceler le moindre drone et son pilote dès l’allumage de l’appareil, son atout consistant à opérer ce balayage des centaines de fois par seconde. Pour le magazine spécialisé, il ne fait aucun doute que cette compétence va bientôt attirer le ministère fédéral des transports, car les responsables du contrôle aérien allemand sont précisément à la recherche d’un système de détection optimal.
Sécuriser l’U-Space
En matière de sécurité, il reste également à mettre en place un espace aérien destiné aux aéronefs sans pilote, dénommé U-Space, et requis d’ici à 2023 par l’Agence européenne de la sécurité aérienne (AESA). Financé par le ministère fédéral des transports, un test en grandeur réelle se déroule depuis mai 2021 dans le port de Hambourg, la ville hanséatique se prêtant particulièrement à l’exercice car elle possède un espace aérien complexe comportant deux aéroports, un port, de nombreuses autoroutes et d’autres infrastructures critiques. L’U-Space mis en place à Hambourg s’étend pour cette expérience sur une surface de 30 km2 ; il pourra servir de modèle pour le reste du pays, et même, espère-t-on, au-delà des frontières.
Comme l’explique le quotidien Welt, c’est la société Droniq, filiale de la Sécurité aérienne allemande (DFS) et de Deutsche Telekom, qui gère cet espace aérien en assurant la partie contrôle et la coordination du trafic. Elle délivre ainsi les permis de vol après vérification de l’aptitude des pilotes et enregistre tous les vols habités et non habités. Un système spécialement développé pour l’U-Space traite les données de tous les vols enregistrés et indique aux pilotes de drones les zones potentielles de danger ou celles qu’il est interdit de survoler. Les pilotes disposent ainsi d’une image complète de la situation aérienne, ce qui leur permet de faire voler leur drone en dehors de leur champ de vision.
L’Allemagne attend une rapide augmentation du trafic de drones, non seulement pour la livraison de colis ou de médicaments, mais aussi dans des domaines comme l’énergie ou l’agriculture ; elle espère ainsi se positionner à l’avant-garde de la sécurité du trafic aérien habité et non habité.
Des essaims de drones biomimétiques
Confirmant les indications de l’experte Ulrike Franke, selon lesquelles la recherche de pointe se focalise en ce moment sur les essaims de drones intelligents, le magazine Drones met en avant deux exemples de « résultats spectaculaires », obtenus en calquant des mécanismes et principes biologiques, comme le comportement des essaims d’oiseaux ou celui des bancs de poissons.
À l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), Enrica Soria, doctorante au Laboratoire de systèmes intelligents, a mis au point un modèle de contrôle prédictif qui permet non seulement aux drones de réagir aux autres membres de l’essaim, mais aussi d’anticiper leurs propres mouvements et de prévoir ceux de leurs voisins. Dans ce cas de figure, les drones ne suivent pas un itinéraire prédéfini contrôlé par ordinateur ; chaque drone composant l’essaim réagit individuellement à son environnement selon les informations qu’il reçoit, et peut donc modifier sa trajectoire de manière autonome. Pour cela, il se contente d’obéir à quelques règles : conserver une distance minimale prédéfinie, voler à une vitesse déterminée ou suivre une certaine direction.
De son côté, le Laboratoire de micro-véhicules aériens (MAVLab) de l’université de Delft (Pays-Bas) a optimisé l’interaction entre drones pour leur faire accomplir une tâche complexe, et particulièrement dangereuse pour les humains : la détection autonome d’une fuite de gaz dans une usine. L’opération se déroule en deux temps : les drones équipés de capteurs embarqués agissent d’abord indépendamment les uns des autres au cours d’une navigation exploratoire ; puis lorsqu’un drone détecte une augmentation de la concentration de gaz dans l’air, cette information est transmise à tous les autres drones de l’essaim, qui s’orientent dans cette direction, pour encercler, puis finalement localiser la fuite. L’algorithme qui les dirige est calqué sur le comportement et le mouvement des vols d’oiseaux ; ce qui signifie que chaque drone agit tout d’abord en fonction de sa propre perception, tout en tenant compte des mesures enregistrées par l’ensemble de l’essaim. Ces drones intelligents agissent donc séparément, mais fonctionnent ensemble. C’est ce qui fait leur efficacité.
Des drones pourraient bientôt larguer des radeaux de sauvetage aux migrants en mer Méditerranée
Ces dernières années, l’évolution des technologies de véhicules aériens sans pilote ou autonomes est ternie par des présentations d’utilisations militaires, voire terroristes, et c’est plus que dommage… Heureusement, d’autres acteurs envisagent d’utiliser ces technologies pour de bonnes causes. Dans une nouvelle annonce, l’Agence européenne pour la sécurité maritime (AESM) déclare qu’elle utilisera des drones pour identifier et directement secourir des bateaux de migrants en difficulté, en larguant des radeaux.
Le projet de surveillance par drone des eaux européennes est annoncé par la signature, le 14 octobre, d’un contrat de quatre ans avec le consortium REACT, incluant la société de technologie portugaise Tekever et l’entreprise française CLS, filiale du CNES. L’objectif est d’adapter des drones AR5 développés par Tekever, en les munissant d’un système de largage de radeaux. Le consortium disposera notamment de 30 millions d’euros sur toute la durée du contrat.
Pilotés à distance, les aéronefs déploieront une capacité jusqu’ici jamais vue pour un système sans pilote destiné au sauvetage : un grand radeau pouvant transporter jusqu’à huit personnes. Un défi technique de taille étant donné la proximité de largage avec les personnes à secourir. Il pourrait être utilisé pour venir en aide aux migrants qui tentent de traverser la mer Méditerranée. Il s’agit également de la première fois qu’un système aérien sans pilote est introduit dans des missions de surveillance maritime en Europe.
Quatre drones bimoteur pour secourir jusqu’à 32 personnes à la fois
« Nous avons testé avec succès la nouvelle capacité Lifesaver du TEKEVER AR5, en déployant des radeaux de sauvetage avec une très grande précision selon un processus entièrement automatisé. Cette nouvelle capacité, qui sera déjà disponible dans les prochains contrats, nous permet de fournir une première réponse dans les situations d’urgence. Pour la première fois, et au-delà de la détection des personnes en détresse, nous pouvons maintenant faire immédiatement quelque chose pour les aider. Cela va directement dans le sens de notre mission, qui est de rendre la mer plus sûre », déclare à CLS le PDG de Tekever.
Un nouvel outil pour développer une intelligence artificielle qui « pense » comme un humain
L’AR5, un aéronef bimoteur sans pilote de grande envergure (7 mètres), est spécifiquement conçu pour des missions de patrouille maritime. Au total, le projet initial impliquera quatre drones AR5, qui en plus de leur capacité de transport idéale, développent une autonomie de vol impressionnante : 20 heures à 100 km/h.
Les drones, dont le radeau de sauvetage sera placé dans une trappe de largage, sont équipés des dernières technologies de vision et de détection : des caméras visuelles et infrarouges, un radar maritime et un détecteur permettant de capter et localiser les émissions des téléphones portables.
Certes, les avions larguent des radeaux de sauvetage depuis des décennies, mais c’est du jamais vu pour un largage par drone. Celui que transporte l’AR5, bien qu’il s’agisse d’un petit dispositif autogonflant dépourvu de moteur, fait tout de même 14 kg. Il servira à assurer la flottaison jusqu’à l’arrivée des sauveteurs. Mais ce qui rend ce système si innovant, c’est surtout sa capacité à remplir sa mission en toute sécurité.
Un défi de taille, surmonté grâce à l’IA
Si la mission constitue un tel défi technique, c’est parce que larguer un radeau suffisamment près des personnes à secourir dans l’eau pour qu’elles puissent l’atteindre facilement, mais sans risquer de les heurter, demande une grande précision de pilotage et une synchronisation parfaite entre l’envoi des commandes et l’action du drone. Pour compenser ces manques, présents dans tout système de commande à distance en raison de la latence de transmission, Tekever mise sur l’IA.
La société a développé une IA capable d’utiliser en temps réel les données des caméras visuelles et infrarouges avec des algorithmes de détection pour déterminer la position des individus dans l’eau. Elle combine ces données avec celles des instruments concernant la hauteur et la vitesse de l’avion, ainsi qu’avec les données météorologiques, pour calculer un point de chute exact.
Cela permettra de placer automatiquement le radeau là où il est nécessaire, actuellement réglé à 50 mètres des personnes en difficulté. Ce largage « tout calculé » ne nécessitera qu’un simple feu vert de l’opérateur. Le rôle de la société française CLS est de fournir les communications par satellite pour que l’AR5 puisse être contrôlé à distance.
Selon les estimations, plus de 1400 personnes se sont noyées dans la mer Méditerranée en 2020 en tentant de migrer. Bien que ce type de système puisse permettre de sauver de nombreuses vies en mer, certains experts en drones se disent sceptiques quant au fait qu’ils ne finiront pas par être utilisés par les agences des forces frontalières à un moment donné. Il est en tout cas difficile d’en tirer des conclusions à ce stade. Cependant, il faut préciser que l’AR5 a déjà été utilisé par l’EMSA pour de la surveillance maritime générale.
En effet, l’EMSA utilise des drones pour la surveillance maritime dans plusieurs mers, et collabore sur diverses questions avec Frontex, l’agence des frontières et des garde-côtes de l’Union européenne. « Le Tekever AR5 ne sera pas utilisé pour rechercher des migrants, ni pour recueillir des données sur les bateaux de migrants qui seraient transmises à Frontex », déclare un porte-parole de Tekever.
Cependant, personne ne peut garantir que ces drones ne seront pas utilisés pour dissuader les migrants à un moment donné. Des articles de presse suggèrent que les migrants tentent parfois d’échapper à la détection en traversant par temps de brouillard, mais les capteurs de l’AR5 fonctionnent dans tous types de conditions… Si la zone est entièrement patrouillée par des drones, certaines personnes pourraient choisir de ne pas entamer leur migration à travers la mer, sachant qu’elles pourraient être repérées et potentiellement arrêtées.
Des critiques insistent sur le fait que les drones ne remplacent pas un service de recherche et de sauvetage maritime efficace. Outre la surveillance du trafic d’êtres humains, le programme de l’EMSA pourrait également utiliser les drones pour aider à lutter contre la pêche illégale, la pollution et la contrebande. Mais comme le spécifie le site web de l’entreprise, le système sera également mis à l’épreuve pour la surveillance de la pollution et des marées noires dans l’océan Atlantique, la mer du Nord et la mer Méditerranée. Cela rend cette technologie trop intéressante pour s’arrêter à des contre-arguments basés sur des craintes politiques et éthiques