Suez, Areva, Boloré, Renault, Peugeot, etc. Les entreprises françaises ne font pas que du business. Difficile pour elles, après avoir longtemps tourné dans la « galaxie Foccart », de se départir de l’esprit du colonisateur. Passionnelles, hégémoniques, dominatrices à l’outrance, ces relations ont fait mal à l’Afrique.
On oublie aujourd’hui qu’il y a eu une « françafrique ». Le mot, trop longtemps galvaudé mérite pourtant le détour. On préfère aujourd’hui parler de relations amicales. Mais l’amitié exige deux parties ; or en Afrique les entreprises françaises veulent rester les maitresses des lieux. Et ça ne fonctionne pas toujours comme le veut le plus fort. Les données changent, les reflexes un peu moins…
L’expression « Françafrique » est une relation spéciale et néo-coloniale qui a vécu ses meilleures années sous Jacques Foccart, l’homme de l’ombre de De Gaule en Afrique ; celui qui nouait et dénouait les affaires africaines, celui qui gérait les maisons mêmes des hommes d’Etat africains placés par l’Elysée. Ce temps est révolu, mais n’a pas complètement disparu.
La « françafrique » a été établie entre la France et ses anciennes colonies en Afrique subsaharienne surtout. En Algérie, elle n’a pas fonctionné. La prise de pouvoir par Boumédiène, proche surtout du bloc de l’est, a contrecarré les plans hégémonistes français en Algérie.
Plus au sud de l’Algérie, cette « françafrique » se caractérise par le rôle des réseaux extra-diplomatiques (services de renseignement, entreprises, barbouzes, militaires etc.), l’ingérence directe des autorités françaises dans les affaires intérieures des anciennes colonies, et la complicité régulière des élites africaines locales.
Voyons voir maintenant comment les choses progressent et comment la France est en train de tout perdre en Afrique, du fait de ses « envies néocoloniales ». En Algérie, exemple type de cette perte de vitesse française, les entreprises françaises sont en train de perdre pied. Au Mali, la France à perdu du terrain. Les rares îlots d’influence qui lui restent en Afrique sont en train de s’étioler aussi. Areva est de plus en plus contesté en Afrique. Dans d’autres pays, comme le Sénégal et le Maroc, ce sont plus les loges, qui jouent le rôle de rabatteur économique pour la France, que les gouvernements français qui tentent de maintenir les choses en l’état.
Dernier échec français patent, Suez
Installée en Algérie sous Bouteflika avec tous les honneurs et la considération qui siéraient à une entreprise dont on attend monts et merveilles, Suez France est parti d’Algérie, fin août, sur la pointe des pieds, comme un maraudeur. Le contrat de gestion des services publics de l’eau et de l’assainissement entre la Société des eaux et de l’Assainissement d’Alger (SEAAL) et Groupe Suez a pris fin après trois renouvellements successifs depuis la signature du premier contrat en 2006, soit 15 années de partenariat. Le 31 août 2021, le divorce entre l’Algérie et Suez dans la gestion de l’eau est officiellement et définitivement acté.
Le clap de fin a été accompagné par une série de « ratages » qui ont couté cher à l’Algérie. Fuites d’eau, pillages et mauvaise gestion des ressources hydriques avaient accompagné Suez en Algérie. Le divorce était dans l’air du temps depuis le début de l’année. La faible pluviométrie et les turbulences sociales dues au rationnement drastique de l’eau dans les communes algéroises ont précipité la chute de géant français de l’eau.
Le ministre des Ressources en Eau, Mustapha Kamel Mihoubi, laissait entendre bien avant la fin de contrat avec Suez que le contrat avec le partenaire français assurant la gestion déléguée de l’eau dans les villes d’Alger et Tipaza à travers la société SEAAL pourrait ne pas être reconduit en raison des « irrégularités » constatées dans son application. La critique était acérée : « Le partenaire français a failli à ses engagements, notamment dans le cadre de son troisième contrat, puisque il n’y a pas eu d’efforts en matière de lutte contre les fuites, avait déploré Mihoubi, mettant en relief le fait que la SEAAL (Société des eaux et de l’assainissement d’Alger) n’a pas mis les moyens nécessaires pour évaluer et résorber le phénomène des fuites d’eau qui représente le « maillon faible » de cette société créée en 2006. « Il n’y a pas eu d’actions que récemment. C’est l’un des points qui n’ont pas été pris en charge », affirmait-il.
37 milliard de dinars, le coût de la création de SEAAL
La création de la société des Eaux et de l’Assainissement d’Alger (SEAAL), a coûté à l’Etat 37 milliards de dinars, un équivalent de plus de 330 millions d’euro. Elle découle d’un contrat de management passé entre les deux entreprises de service public de l’eau et de l’assainissement ADE-ONA (Algérienne des Eaux- Office national d’assainissement) et le groupe français SUEZ Environnement.
Le premier contrat a été signé en 2005 pour une durée de 5 ans. Lors ce contrat SUEZ a bénéficié d’une rémunération de 12,225 milliards de dinars, soit une valeur de 117,73 millions d’Euro dont 85.9 millions d’euro a été transféré à l’étranger et 32.7 millions d’euros restant payée en dinars et non transférée. Le chiffre d’affaires de la société a augmenté pendant cette période de 2,6 milliards de dinars à 5,5 milliards de dinars.
Le 2ème contrat de management SEAAL a débuté du 1 er septembre 2011 pour une durée de six ans, amendé par un avenant n 1 en date du 14 novembre 2011 et par une avenant n 2 en date du juin 2013. L’Etat a mobilisé durant cette période au profit de SUES un montant de 12.79 milliards de dinars, soit un montant de 94 millions d’Euro dont 68,6 millions d’euros ont été transférés à l’étranger et 25.4 millions d’euros restant payés en dinars et non transférés. Le chiffre d’affaires a atteint 27.9 milliards par rapport au premier contrat 25.4 milliards de dinar.
La rémunération de SUEZ sur la durée de l’avenant n° 3, signé le 1 septembre 2016 et prend fin le 31 août 2018, est de 3.5 milliards de dinars, soit une valeur de 32.47 millions d’euros. La partie transférée en Euro est de (73%) : 23,75 millions d’Euro. La partie payée en dinars et non transférée à l’étranger est de (27%) : 1 653,15 millions de dinars. Durant ces trois ans, le chiffre d’affaires de la société est estimé à 26,2 milliards de dinars.
Le dernier contrat prend effet à compter du 1er Septembre 2018 pour prendre fin en date du 31 Août 2021. L’estimation de la rémunération de SUEZ est de 50 millions d’euros sur la durée de trois ans avec le même effectif des directeurs et experts SUEZ. La partie transférée en Euro est de (73%) : 35,5 millions d’Euro. La partie payée en dinars et non transférée à l’étranger est de (27%) : 14.5 de millions d’Euro, soit une valeur de 1 964,5 millions de dinars.
A noter que la moyenne de rémunération annuelle de SUEZ estimée à 23 millions d’euros en 2006, est revue à la baisse à 16 millions d’Euro annuellement depuis la chute du dinar en 2015/2016. Ce qui donne en totalité un équivalent de plus de 330 millions d’euro qui ont été alloués à SUEZ environnement dans le cadre des contrats SEAAL depuis 2006 à 2021. Le montant en dinars algérien est de 37 milliard de dinars, sur les 15 années du contrat ADE/ONA avec SUEZ.
L’Algérien des eaux constitue l’actionnaire majoritaire avec un capital social de 1.219 milliards de dinar (70%). L’Office National d’Assainissement détient quant à elle 521.900.000,00 DZD soit 30% du capital social. Le total du capital social de la société des Eaux et de l’Assainissement d’Alger (SEAAL), est de 1.741.000.000,00DZD.
Des chiffres éloquents pour des résultats mitigés, pour ne pas dire affligeants ; une gestion peu rassurante des ressources ; des salaires exorbitants ; etc. Les Français auront couté énormément au Trésor public.
La situation en Afrique « conflictuelle »
Attributions contestées, ruptures de contrat, relations houleuses… Les différends se multiplient autour des ports, entraînant parfois un gel des investissements et des performances dégradées. Sortir de cette logique est urgent.
Le succès d’un terminal, élément clé de développement pour un pays émergent, est le fruit d’un partenariat entre les autorités et des groupes privés. En dix à quinze ans, grâce à l’apport de ces derniers, les ports africains ont engendré des progrès spectaculaires, tant en matière d’infrastructures que de productivité.
Si la plupart des partenariats fonctionnent, les conflits ou frictions entre gouvernements et concessionnaires se sont multipliés ces dernières années, entraînant quand ils durent un gel des investissements et des performances dégradées.
Un bon contrat est un contrat solide juridiquement, car ce qu’un président décide, un autre peut le défaire
Certains contrats ont été rompus brutalement. Le cas le plus spectaculaire est l’éviction de DP World à Djibouti en février 2018. Motif officiel : le non-respect des engagements contractuels. D’autres contrats, qui semblaient immuables, n’ont pas été renouvelés.
Le plus symbolique est l’échec camerounais de Bolloré et de son associé APM Terminals (filiale du géant danois Maersk, numéro un mondial du conteneur) à Douala, évincés en 2019, dès le début de l’appel d’offres de renouvellement de la concession, après avoir géré quinze années durant le terminal de Bonabéri. Appel d’offres finalement en délicatesse et qui fait l’objet de nombreuses procédures en cours. Soumis à des incidents techniques, des cadences ralenties, de la congestion, les clients du port de Douala en sont les premières victimes.
Certains contrats, signés en bonne et due forme, n’aboutissent finalement jamais. Le groupe philippin ICTSI, l’un des dix leaders mondiaux de la gestion de terminaux à conteneurs, était ainsi pressenti pour gérer le mégaprojet de Lekki, au Nigeria. Enlisé dans le contrechoc pétrolier de 2014, les travaux à Lekki ont finalement été lancés sans ICTSI, avec comme seul opérateur le groupe CMA CGM, qui n’était portant au départ que l’associé minoritaire du groupe philippin.
Groupes soumis au regard des ONG et des opinions publiques
À Port-Soudan, le projet annoncé en juillet 2018 par le même groupe philippin a été enterré en avril 2019 avec la chute d’Omar el-Béchir. « Un bon contrat est un contrat solide juridiquement, car ce qu’un président décide, un autre peut le défaire », analyse une experte d’un grand groupe français de concession portuaire.
Autre exemple, en Mauritanie : la concession attribuée en octobre 2018, à la fin du mandat du président Mohamed Ould Abdel Aziz, dans un cadre assez flou juridiquement à Nouakchott au singapourien Arise, puis finalement renégociée après l’élection de Mohamed Ould El-Ghazaouani. La Mauritanie y a retrouvé des marges de manœuvre financières et, singulièrement, Arise et son partenaire Meridiam n’ont pas davantage obtenu le monopole de la manutention des conteneurs à Nouakchott.
Les procédures sont devenues plus ouvertes car la course à la concession est elle-même plus ouverte
Alors, comme s’interroge, avec un brin de cynisme, un avocat qui a roulé sa bosse dans les contrats africains, « l’appel d’offres n’est-il rien d’autre qu’un habillage juridique d’une décision politique ? »
Exagéré ? Même si chaque État est souverain et peut, on l’a vu à Djibouti au nom de l’intérêt supérieur du pays, se départir des règles de droit international qu’il a lui-même consenti à accepter dans le contrat (le recours à l’arbitrage à Londres), la présence des grands bailleurs multilatéraux qui scrutent la conformité des procédures ne permet plus autant de libertés qu’avant.
L’obligation pour les grands concessionnaires, des sociétés parfois cotées ou tout au moins soumises au regard scrutateur des ONG et des opinions publiques, de se conformer aux nouvelles règles de compliance limite aussi leur possibilité de négocier dans l’ombre.
Une forte concurrence qui oblige à la transparence
Le montant des investissements et des royalties demandés sur les périodes de concession – 100, 200 voire 300 millions de dollars – les rend aussi très exigeants. « Le contexte juridico-politique de présentation et de négociation des appels d’offres a quand même changé en une décennie, analyse un cadre d’un grand groupe qui, comme beaucoup sur ce dossier sensible, préfère ne pas apparaître en première ligne. Les procédures sont devenues plus ouvertes depuis quelques années car la course à la concession est elle-même plus ouverte. »
On est désormais très loin des appels d’offres ficelés à l’avance d’il y a vingt ans avec un seul candidat. Même s’il y a néanmoins toujours en Afrique une forte prime à ceux qui sont déjà implantés, tous les grands groupes mondiaux, européens et asiatiques, s’intéressent de près aux appels d’offres, il existe une plus grande concurrence qui oblige à la transparence ; autrement, il y a des risques de recours des perdants contre le gagnant.
Surtout, ces acteurs se présentent désormais en consortium pour limiter les risques et, en quelque sorte, les répartir entre eux. Les groupes internationaux peuvent ainsi en profiter pour aller chercher si possible une association avec un acteur local, comme en témoigne la réponse à l’appel d’offres pour le renouvellement, signé le 15 janvier 2020, de la concession du terminal roulier d’Abidjan (Terra).
Terra 2 est le fruit d’un partenariat public-privé entre l’autorité portuaire d’Abidjan, plusieurs acteurs logistiques internationaux – Bolloré Ports, Terminal Link (CMA CGM et China Merchants), Grimaldi et Movis – et des partenaires privés ivoiriens.
Méconnaissance de la dimension sous-régionale
La tâche des groupes internationaux est néanmoins compliquée par le fait que les États africains pensent le plus souvent que leur port est stratégique. Les pouvoirs ont une vision locale, au nom de leur intérêt national supposé, et méconnaissent le plus souvent la dimension sous-régionale d’ensemble.
Les financements chinois – si généreux au départ, si contraignants à la fin – savent aussi entretenir le mythe. On construit des quais, on promet des hubs et, ensuite, c’est aux opérateurs internationaux d’accomplir des miracles en termes de trafic, en sachant jongler avec les égos nationaux souvent impatients.
Ce n’est pas parce que l’ambassadeur de France intervient que les multinationales plieront
Malgré les grandes promesses des Routes de la soie, on ne peut que constater que les opérateurs chinois de terminaux, hormis China Merchants (mais toujours en consortium avec un groupe européen), se font bien discrets en Afrique quand les bâtisseurs, à commencer par CHEC (China Harbour & Engineering Company) sont omniprésents.
Les grands acteurs des terminaux portuaires ont cette vision régionale et mondiale, essentielle lorsqu’on parle d’investissement de centaines de millions de dollars. En cas de conflit, les États africains, en particulier francophones, pensent encore que les acteurs portuaires sont « nationaux ». Un Bolloré ou un CMA CGM sont perçus comme français quand ils sont devenus de vraies multinationales.
Un contrat vertueux est un partenariat à long terme qui offre un équilibre entre les intérêts du concessionnaire et un véritable apport au territoire
« Et ce n’est pas parce que l’ambassadeur de France intervient que ces multinationales plieront », glisse un cadre d’un grand groupe. C’est tout autant le cas pour DP World – effectivement un acteur important des Émirats mais surtout un groupe là pour faire des bénéfices, pas pour des raisons géopolitiques.
« Et ça, les États africains ne le voient guère », glisse notre acteur. « En Afrique, il y a une volonté de reprendre en mains les intérêts jugés stratégiques, mais je n’ai pas pour autant le sentiment qu’Européens et Chinois soient traités à ce sujet de la même manière. »
Le partenariat public-privé
Les meilleurs contrats, ceux qui tiennent dans la durée, restent des partenariats public-privé que cherchent à pousser tous les opérateurs de terminaux de premier rang. Le privé construit et s’engage, sur une durée de concession, à verser des royalties, et à rétrocéder l’outil à la fin du contrat.
« Un contrat vertueux est un partenariat à long terme qui offre un équilibre entre les intérêts du concessionnaire, qui veut avoir le temps de rentabiliser ses investissements, et un véritable apport au territoire, résume une spécialiste de la réponse aux appels d’offres. Il faut pour cela que les États africains améliorent encore leurs procédures et soient bien conseillés. »
Si j’avais 10 dollars à investir, je ne les mettrais pas dans ce projet
Car certains terminaux sont accordés dans un cadre juridique encore trop incertain avec de grandes promesses non tenues. Malgré toutes les annonces de Kinshasa et de DP World, le port de Banana, à l’embouchure du fleuve Congo, reste un serpent de mer.
« Si j’avais 10 dollars à investir de mon fonds de pension, je ne les mettrais pas dans ce projet, ironise un observateur de la logistique africaine. La logique souverainiste pousse à construire via Banana une alternative à Pointe-Noire, pourtant la route naturelle de Kinshasa.
Une logique de réciprocité douanière entre les deux Congo, afin d’éviter un double dédouanement au départ de Pointe-Noire, me semble pourtant plus urgente, et bien plus rentable pour les chargeurs de RD Congo, que de construire un nouveau port », fait valoir le même interlocuteur.
En Égypte, CMA CGM a été surpris, après des discussions de gré à gré entamées avec les autorités pour l’attribution du terminal polyvalent d’Alexandrie (Pier 55), de voir tout à coup surgir un appel d’offres auquel ses grands concurrents, du singapourien PSA à Bolloré, ont évidemment répondu.
CMA CGM s’y est plié et a réussi à arracher un engagement des autorités en mettant toutes ses cartes sur la table avec la visite de son patron Rodolphe Saadé en Égypte le 26 janvier. Mais tout reste encore à bâtir sur le plan juridique.
Parfois aussi, le concessionnaire a des exigences qui peuvent échapper aux autorités du pays. Le même CMA CGM, via sa filiale Terminal Link, a beau avoir remporté l’un des plus beaux appels d’offres de l’année 2020 – le terminal polyvalent de Luanda –, il s’est finalement désisté et c’est le groupe arrivé en deuxième position, DP World, qui a signé le contrat le 25 janvier avec les autorités angolaises.
Un dossier qui mérite qu’on y consacre une attention particulière…